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— Ne dis pas de bêtises.

— Ce ne sont pas des bêtises. C’est une opinion sensée. Tout le monde s’accorde à dire que lord Malibor est fruste et se soucie fort peu des autres. Et quand ton tour viendra…

— Arrête, Valentin.

— Mais tu seras Coronal, dit Valentin. Pourquoi prétendre le contraire ? Cela va certainement arriver, et bientôt. Tyeveras est très vieux ; lord Malibor se retirera dans le Labyrinthe d’ici deux ou trois ans, et à ce moment-là il te choisira sûrement comme Coronal. Il n’est pas assez stupide pour aller contre l’avis de tous ses conseillers. Et alors…

Voriax saisit Valentin par le poignet et se pencha tout près. La contrariété et l’anxiété se lisaient dans ses yeux.

— Ce genre de bavardage ne fait qu’attirer la malchance. Je te demande de te taire.

— Puis-je ajouter quelque chose ?

— Je ne veux plus entendre de conjecture sur l’identité du futur Coronal.

Valentin acquiesça de la tête.

— Il ne s’agit pas de cela, mais d’une question entre frères que je me pose depuis quelque temps. Je me dis que, que tu seras Coronal mais j’aimerais savoir si tu souhaites le devenir. T’ont-ils seulement consulté ? As-tu vraiment envie d’assumer cette charge ? Réponds juste à cela, Voriax.

Après un long silence Voriax répondit :

— C’est une charge que personne n’ose refuser.

— Mais le veux-tu ?

— Si le destin me désigne, devrai-je m’y soustraire ?

— Tu ne me réponds pas. Regarde-nous en ce moment : nous sommes jeunes, bien portants, heureux et libres. Si l’on excepte nos responsabilités à la cour qui sont loin d’être écrasantes, nous pouvons agir comme bon nous semble, aller partout où il nous plaît, un voyage à Zimroel, un pèlerinage à l’Ile, un séjour dans les Marches de Khyntor, tout ce que nous voulons, partout où nous voulons. Abandonner tout cela pour le plaisir de porter la couronne à la constellation, de signer d’innombrables décrets et de faire de Grands Périples avec tous ces discours, et devoir vivre un beau jour au fond du Labyrinthe… pourquoi, Voriax ? Pourquoi voudrait-on cela ? Le veux-tu vraiment, toi ?

— Tu es encore un enfant, dit Voriax.

Valentin recula comme s’il avait reçu une gifle.

— Encore de la condescendance !

Mais il comprit alors que c’était mérité, qu’il posait des questions naïves et puériles. Il ravala sa colère.

— Je croyais être un peu entré dans l’âge adulte.

— Un petit peu. Mais tu as encore beaucoup à apprendre.

— Sans doute.

Il marqua un temps.

— Très bien, reprit-il, tu acceptes la facilité du pouvoir suprême, s’il doit t’échoir. Mais le veux-tu vraiment, Voriax, le désires-tu de tout cœur, ou bien sont-ce seulement ton éducation et ton sens du devoir qui t’amènent à te préparer au trône ?

— Je ne me prépare pas au trône, répliqua lentement Voriax, mais uniquement à avoir un rôle dans le gouvernement de Majipoor, tout comme toi, et c’est vrai, c’est une affaire d’éducation et de sens du devoir car je suis fils du Haut Conseiller Damiandane, comme tu l’es également, si je ne me trompe. Si on m’offre le trône, je l’accepterai avec fierté et je m’acquitterai de ses charges avec toute la compétence dont je pourrai faire preuve. Je ne passe pas mon temps à aspirer au pouvoir suprême, et encore moins à me demander s’il me reviendra. De plus je trouve cette conversation extrêmement ennuyeuse et te serais reconnaissant de me permettre de ramasser du bois en silence.

Il lança un regard furieux à Valentin et se détourna. Les questions fleurissaient dans l’esprit de Valentin comme les alabandinas en été, mais il se garda de les poser car il vit les lèvres de Voriax trembler et comprit qu’il avait déjà dépassé les limites. Voriax brisait rageusement les branches tombées, détachant les brindilles avec une ardeur inutile car le bois était sec et cassant. Valentin ne tenta pas une nouvelle fois de battre en brèche les défenses de son frère bien qu’il n’eût appris qu’une partie de ce qu’il voulait savoir. Il soupçonnait d’après l’attitude défensive de Voriax que celui-ci était vraiment assoiffé de pouvoir et qu’il consacrait toutes ses journées à se préparer dans ce but ; et il entrevoyait mais ne faisait qu’entrevoir la raison de ce désir. Pour le pouvoir même, la puissance et la gloire ? Eh bien, pourquoi pas ? Pour l’accomplissement d’une destinée qui appelait certains à de hautes obligations ? Oui, cela aussi. Et sans nul doute pour réparer l’affront fait à leur père quand il avait été frustré de la couronne. Mais tout de même, tout de même, renoncer à sa liberté uniquement pour régner sur le monde… C’était une énigme pour Valentin, et finalement il décida que Voriax avait raison, que c’étaient des choses qu’il ne pouvait totalement comprendre à l’âge de dix-sept ans.

Il rapporta son fardeau de bois au campement et commença à allumer un feu. Voriax ne tarda pas à le rejoindre mais il n’ouvrit pas la bouche, et une certaine froideur s’installa entre les deux frères, qui plongea Valentin dans un grand désarroi. Il aurait voulu s’excuser auprès de Voriax d’être allé trop loin, mais c’était impossible, car il n’avait jamais été habile pour ce genre de choses avec Voriax, pas plus que Voriax avec lui. Il avait encore le sentiment que deux frères pouvaient s’entretenir des sujets les plus intimes sans se froisser. D’autre part, cette froideur était pénible à supporter et risquait, si elle se prolongeait, d’empoisonner leurs vacances ensemble. Valentin chercha un moyen de renouer et, au bout d’un moment, en choisit un qui s’était montré assez efficace quand ils étaient plus jeunes.

Il s’approcha de Voriax qui découpait la viande du dîner d’un air maussade et renfrogné.

— Pendant que l’eau bout, dit Valentin, veux-tu lutter contre moi ?

— Voriax, surpris, leva les yeux.

— Comment ?

— J’ai besoin d’un peu d’exercice.

— Grimpe sur ces pinglas et danse sur les branches.

— Allez. Fais quelques prises avec moi, Voriax.

— Ce ne serait pas correct.

— Pourquoi ? Ta dignité souffrirait-elle encore plus si je te battais ?

— Fais attention, Valentin !

— Pardonne-moi, j’ai parlé trop vivement.

Valentin s’accroupit à la façon d’un lutteur et tendit les mains.

— S’il te plaît ? Quelques prises rapides, pour transpirer un peu avant de dîner…

— Ta jambe n’est guérie que depuis peu.

— Mais elle est guérie. Tu peux user de toute ta force avec moi, comme je le ferai avec toi, et n’aie pas peur.

— Et si ta jambe se casse de nouveau ? Nous sommes à une journée de voyage de toute cité digne de ce nom.

— Viens, Voriax, dit Valentin avec impatience. Tu t’inquiètes trop ! Allons, montre-moi que tu sais te battre !

Il rit, tapa dans ses mains, fit signe à son frère d’avancer, tapa derechef dans ses mains, approcha son visage souriant du nez de Voriax et fit relever son frère. Voriax céda enfin et commença de saisir son frère à bras-le-corps.

Quelque chose n’allait pas. Ils s’étaient affrontés suffisamment souvent, dès que Valentin avait été en âge de se battre d’égal à égal avec son frère et Valentin connaissait tous ses mouvements, ses petits trucs d’équilibre et de coordination. Mais l’homme contre lequel il luttait maintenant semblait être un parfait étranger. Était-ce quelque Métamorphe dissimulé sous l’apparence de Voriax ? Non, non : Valentin comprit que c’était à cause de la jambe. Voriax retenait sa force, était volontairement gentil et maladroit, se montrait une fois de plus condescendant. Pris d’une fureur subite, Valentin se jeta en avant et bien qu’au début de l’assaut l’usage voulût qu’ils se contentent de s’observer et de s’éprouver, il empoigna Voriax dans l’intention de le jeter au sol et le força à mettre un genou en terre. Voriax le regarda d’un air stupéfait. Tandis que Valentin reprenait son souffle et rassemblait ses forces pour plaquer au sol les épaules de son frère, Voriax banda ses muscles et se souleva, déployant pour la première fois toute sa formidable énergie ; il faillit pourtant être déséquilibré par l’assaut de Valentin mais réussit à se dégager en roulant et bondit sur ses pieds.