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Ils commencèrent à tourner l’un autour de l’autre avec circonspection.

— Je vois que je t’ai sous-estimé, dit Voriax. Ta jambe doit être entièrement rétablie.

— Elle l’est, comme je te l’ai dit à maintes reprises. Je boite encore un peu, mais cela ne change rien. Viens, Voriax, approche un peu.

Il fit signe à son frère d’avancer. Ils se jetèrent l’un sur l’autre et se tinrent serrés poitrine contre poitrine, incapable de faire plier l’autre et ils demeurèrent ainsi pendant ce qui sembla à Valentin une heure ou davantage, bien que cela n’eût probablement pas excédé quelques minutes. Puis il fit reculer Voriax de quelques centimètres, mais Voriax se bloqua, résista et obligea Valentin à reculer de la même distance. Ils grognaient, transpiraient, se démenaient et se sourirent au beau milieu du corps à corps. Valentin éprouva le plus vif plaisir à ce sourire de Voriax, car il signifiait qu’ils étaient redevenus frères, que leur brouille s’était dissipée et que son insolence était pardonnée. Il eut à cet instant très envie d’embrasser Voriax au lieu de lutter contre lui ; et à cet instant où sa pression se relâcha, Voriax poussa, pivota et le jeta à terre, lui immobilisant la taille avec le genou et appuyant les mains sur ses épaules. Valentin banda ses muscles, mais il était impossible de résister longtemps à Voriax à ce point de la lutte : Voriax poussa inexorablement Valentin jusqu’à ce que ses épaules touchent le sol frais et numide.

— Tu as gagné, dit Valentin, haletant.

Voriax s’écarta en roulant et s’allongea auprès de lui, puis ils partirent tous deux d’un grand rire.

— La prochaine fois, c’est moi qui t’aurai !

Comme c’était bon, même dans la défaite, d’avoir retrouvé l’affection de son frère !

Valentin entendit soudain un bruit d’applaudissements proches. Il se dressa sur son séant, regarda autour de lui dans le crépuscule et vit une silhouette de femme aux traits anguleux et aux cheveux noirs et raides extraordinairement longs qui se tenait à l’orée de la forêt. Elle avait des yeux brillants et pleins de malice, des lèvres charnues et des habits d’un style étrange – de simples bandes de cuir tanné grossièrement assemblées. Valentin la trouva très vieille, peut-être une trentaine d’années.

— Je vous ai observés, dit-elle en s’approchant d’eux sans manifester la moindre crainte. J’ai pensé au début que c’était une vraie dispute mais j’ai compris ensuite que ce n’était qu’un jeu.

— Au début, c’était une vraie dispute, dit Voriax, mais c’était aussi un jeu. Je suis Voriax d’Halanx, et voici Valentin, mon frère.

Le regard de la femme passa de l’un à l’autre.

— Oui, bien sûr, vous êtes frères. Tout le monde peut voir cela. Je m’appelle Tanunda, et je suis de Ghiseldorn. Voulez-vous que je vous dise la bonne aventure ?

— Êtes-vous donc une magicienne ? demanda Valentin.

— Oui, oui, répondit Tanunda, une lueur amusée dans le regard. Quoi d’autre encore ?

— Alors, venez nous prédire l’avenir ! s’écria Valentin.

— Attends, dit Voriax, je n’aime guère la sorcellerie.

— Tu es beaucoup trop sérieux, dit Valentin. Où est le mal ? Nous visitons Ghiseldorn, la ville des magiciens. Pourquoi ne pas nous faire tirer les lignes de la main ? De quoi as-tu peur ? C’est un jeu, Voriax, rien qu’un jeu !

Il se dirigea vers la magicienne.

— Voulez-vous partager notre repas ? demanda-t-il.

— Valentin…

Valentin jeta un regard effronté à son frère et se mit à rire.

— Je te protégerai du mal, Voriax ! N’aie crainte !

— Nous avons voyagé seuls assez longtemps, mon frère, ajouta-t-il en baissant la voix. J’ai très envie de compagnie.

— Je vois, murmura Voriax.

Mais la magicienne était attirante et Valentin insistait ; bientôt Voriax parut moins gêné par la présence de la femme. Il découpa une tranche de viande à son intention, elle alla dans la forêt, en revint avec des fruits de pingla et leur montra comment les faire cuire pour que leur jus coule dans la viande et lui donne une saveur agréable et un goût de fumé. Au bout d’un moment, Valentin sentit la tête lui tourner un peu, et comme il doutait que les quelques gorgées de vin qu’il avait bues puissent en être la cause, il pensa que c’était sûrement dû au jus des pinglas. La pensée qu’il pût y avoir là quelque perfidie lui traversa l’esprit, mais il la repoussa, car le vertige qui s’emparait de lui était agréable, excitant même, et il n’y voyait aucun danger. Il regarda Voriax, se demandant si le naturel plus méfiant de son frère allait troubler leur festin, mais si le jus agissait tant soit peu sur Voriax, il paraissait seulement le rendre plus aimable : il riait bruyamment de tout, se balançait et se tapait sur les cuisses, il se penchait tout près de la magicienne et lui parlait d’une voix rauque et forte. Valentin reprit de la viande. La nuit tombait, une obscurité soudaine s’abattit sur le campement et les étoiles se mirent brusquement à briller dans le firmament éclairé uniquement par un mince croissant de lune. Valentin s’imagina entendre des chants lointains et discordants, mais il lui semblait que Ghiseldorn était trop éloignée pour que de tels bruits pussent traverser l’épaisseur des bois. Il décida que c’était un effet de son imagination stimulée par des fruits grisants.

Le feu brûlait faiblement. L’air fraîchissait. Valentin, Voriax et Tanunda se blottirent les uns contre les autres, leurs corps se serrèrent d’une façon innocente au début mais qui perdit bientôt de son innocence. Tandis qu’ils s’enlaçaient, Valentin attira l’attention de son frère et Voriax lui adressa un clin d’œil, comme pour dire : Ce soir, nous sommes des hommes ensemble, et nous prendrons notre plaisir ensemble, mon frère. Il était déjà arrivé à Valentin de partager une femme avec Elidath ou Stasilaine, se vautrant joyeusement à trois dans un lit fait pour deux, mais jamais avec Voriax, Voriax qui avait tellement conscience de sa dignité, de sa supériorité et de son rang élevé ; Valentin éprouvait un plaisir particulier au jeu de ce soir-là. La magicienne de Ghiseldorn s’était dépouillée de ses vêtements de cuir et montrait à la lueur du feu un corps souple et mince. Valentin avait craint que sa chair fût repoussante, car elle était beaucoup plus âgée que lui, et même plus âgée que Voriax de quelques années, mais il comprit alors que c’était une bêtise due au manque d’expérience, car elle lui semblait tout à fait belle. Il tendit la main vers elle et rencontra celle de Voriax posée sur son flanc ; il lui donna une petite tape pour s’amuser, comme l’on chasse un insecte importun, les deux frères éclatèrent de rire, le gloussement argentin de Tanunda se joignit à leur rire grave et tous trois roulèrent dans l’herbe humide de rosée.

Valentin n’avait jamais vécu une nuit aussi folle. La drogue qui était contenue dans le jus de pingla avait pour effet de le libérer de toute inhibition et de stimuler son énergie, et il devait en être de même pour Voriax. La nuit devint pour Valentin une suite d’images morcelées, une succession d’événements sans lien entre eux. Tantôt il était allongé, la tête de Tanunda sur ses genoux, caressant son front luisant tandis que Voriax l’étreignait, et il entendait leurs halètements mêlés avec un étrange plaisir ; tantôt c’était lui qui enlaçait la magicienne et Voriax était tout près, mais il ne savait pas où ; tantôt Tanunda était allongée entre les deux hommes qui l’étreignaient furieusement. À un moment, ils quittèrent le campement pour aller à la rivière, se baignèrent, s’éclaboussèrent en riant aux éclats, puis ils revinrent nus en courant et en frissonnant jusqu’au feu mourant et ils refirent l’amour. Valentin et Tanunda, Voriax et Tanunda, Valentin, Tanuda et Voriax, la chair appelant la chair, jusqu’à ce que les premières clartés grisâtres du matin dissipent les ténèbres.