Ils étaient tous trois éveillés lorsque le soleil éclata dans le ciel. De grands pans de la nuit s’étaient effacés de la mémoire de Valentin, et il se demanda s’il n’avait pas eu des périodes de sommeil dont il ne s’était pas rendu compte, mais maintenant son esprit était étrangement clair et ses yeux grands ouverts comme si c’était le milieu du jour. Il en était de même pour Voriax et pour la magicienne nue et souriante étendue entre eux.
— Et maintenant, fit-elle, je vais vous dire la bonne aventure !
Voriax se racla la gorge pour manifester son embarras, mais s’écria vivement :
— Oui ! Oui ! Des prophéties !
— Ramassez les graines de pingla, dit-elle.
Elles étaient disséminées çà et là, noires, luisantes, mouchetées de rouge. Valentin en ramassa une douzaine et même Voriax en recueillit quelques-unes. Ils les donnèrent à Tanunda qui en avait également trouvé une poignée, et elle commença à les rouler entre ses mains et à les éparpiller sur le sol comme des dés. Cinq fois de suite elle les lança, les ramassa et les lança de nouveau. Puis elle mit ses mains en coupe, fit tomber en cercle une ligne de graines, lança celles qui restaient à l’intérieur du cercle et regarda attentivement, accroupie et approchant son visage du sol pour étudier les dessins. Elle leva enfin les yeux. Toute malignité impudique avait disparu de son visage. Elle paraissait étrangement changée, très grave et plus vieille de quelques années.
— Vous êtes des hommes de haute extraction, dit-elle. Mais cela se voit à la manière dont vous vous comportez. Les graines m’en disent bien davantage. Je vois de grands dangers pour vous deux.
Voriax détourna les yeux, l’air renfrogné, et cracha.
— Vous êtes sceptique, bien sûr, dit-elle. Mais chacun de vous aura des dangers à affronter. Vous…
Elle désigna Voriax.
— … devez vous méfier des forêts, et vous… Un coup d’œil à Valentin.
— … de l’eau, des océans.
Elle fronça les sourcils.
— Et de bien d’autres choses, je pense, car votre destin est mystérieux et je ne peux le lire nettement. Votre ligne est brisée… pas par la mort, mais par quelque chose de plus étrange, un changement, une profonde transformation…
Elle secoua la tête.
— Cela m’est incompréhensible. Je ne puis vous aider davantage.
— Gare aux forêts, gare aux océans… gare aux idioties ! grogna Voriax.
— Vous serez roi, dit Tanunda.
Voriax retint brusquement son souffle. La colère se retira de son visage et il la regarda bouche bée.
Valentin sourit et donna une tape dans le dos à son frère.
— Tu vois ? dit-il. Tu vois ?
— Vous aussi, vous serez roi, dit la magicienne.
— Comment ?
Valentin était abasourdi.
— Quelle est cette bêtise ? Les graines vous abusent !
— Ce serait bien la première fois, dit Tanunda.
Elle ramassa les graines tombées, les lança rapidement dans la rivière et disposa les bandes de cuir autour de son corps.
— Un roi et un roi. Et j’ai passé une belle nuit en votre compagnie, futures majestés. Irez-vous à Ghiseldorn aujourd’hui ?
— Je ne pense pas, dit Voriax sans la regarder.
— Dans ce cas, nous ne nous reverrons plus. Adieu !
Elle se dirigea rapidement vers la forêt. Valentin tendit la main vers elle, mais sans rien dire, battant seulement l’air de ses doigts tremblants, et elle disparut. Il se tourna vers Voriax qui piétinait rageusement les braises du feu. Toute la joie des ébats nocturnes s’était évanouie.
— Tu avais raison, dit Valentin. Nous n’aurions pas dû l’autoriser à faire ses prédictions à nos dépens. Les forêts ! Les océans ! Et cette folie de nous voir rois tous les deux !
— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Voriax. Que nous partagerons le trône comme nous avons partagé son corps cette nuit ?
— Il n’en est pas question, dit Valentin.
— Il n’y a jamais eu de royauté conjointe sur Majipoor. Cela ne tient pas debout ! C’est impensable ! Si je dois être roi, Valentin, comment peux-tu l’être également ?
— Tu ne m’écoutes pas. Je te dis de ne pas y prêter attention, mon frère. C’était une excentrique qui nous a donné une nuit de plaisir grisant. Il n’y a rien de vrai dans la prédiction.
— Elle a dit que je serais roi.
— Tu le seras probablement. Mais elle a dit cela au hasard.
— Et si ce n’est pas le cas ? Si c’est une véritable prophétesse ?
— Eh bien alors, tu seras roi !
— Et toi ? Si elle a dit la vérité en ce qui me concerne, alors tu seras également Coronal, et comment…
— Non, fit Valentin. Les prophètes s’expriment souvent par énigmes et avec ambiguïté. Ce qu’elle a dit n’est pas à prendre au sens littéral. Tu seras Coronal, Voriax, tout le monde le sait… et ce qu’elle m’a prédit a une autre signification, ou n’en a pas du tout.
— Cela m’effraie, Valentin.
— Si tu dois être Coronal, il n’y a rien à craindre. Pourquoi fais-tu la moue ?
— Partager le trône avec son frère…
Cette idée le tracassait comme une dent qui fait souffrir et il refusait de l’abandonner.
— Il n’en est pas question, dit Valentin.
Il ramassa un vêtement, constata qu’il appartenait à Voriax et le lui lança.
— Tu as entendu ce que j’ai dit hier. Cela me dépasse que quelqu’un puisse convoiter le trône. À cet égard, je ne suis certainement pas une menace pour toi.
Il saisit le poignet de son frère.
— Voriax, Voriax, tu as l’air si désespéré ! Les paroles d’une magicienne des forêts peuvent donc t’affecter à ce point ? Je peux te jurer ceci : quand tu seras Coronal, je serai ton serviteur et jamais ton rival. Je le jure par notre mère qui doit devenir la Dame de l’Ile. Et je te dis que ce qui s’est passé ici cette nuit ne doit pas être pris au sérieux.
— Peut-être pas, dit Voriax.
— Certainement pas, dit Valentin. Et si nous partions maintenant, mon frère ?
— Oui, je crois.
— Elle savait se servir de son corps, tu ne trouves pas ?
— C’est sûr, fit Voriax en riant. Cela m’attriste un peu de penser que je ne l’étreindrai plus jamais. Mais non, je n’aimerais pas entendre encore ses folles divinations, aussi merveilleux que soit le mouvement de ses hanches. Je crois que j’ai assez vu cette femme et cet endroit. Allons-nous éviter Ghiseldorn ?
— Je pense, dit Valentin. Quelles cités bordent le Glayge près d’ici ?
— Jerrik est la plus proche, où sont installés de nombreux Vroons, puis il y a Mitripond et Gayles. Je pense que nous devrions trouver une chambre à Jerrik et nous distraire en jouant pendant quelques jours.
— Alors, en route pour Jerrik !
— Oui, allons à Jerrik. Et ne me parle plus de la couronne, Valentin.
— Plus un mot, je te le promets.
Il rit et entoura Voriax de ses bras.