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— Mon frère ! dit-il. Pendant ce voyage, j’ai cru plusieurs fois t’avoir tout à fait perdu, mais je vois que tout va bien et que je t’ai retrouvé !

— Nous ne nous sommes jamais perdus, dit Voriax. Pas un seul instant. Allez, prépare tes affaires et en route pour Jerrik !

Ils ne parlèrent plus jamais de leur nuit avec la magicienne ni de ce qu’elle leur avait prédit. Cinq ans plus tard, quand lord Malibor périt en chassant le dragon de mer, Voriax fut choisi comme Coronal, ce qui ne surprit personne, et Valentin fut le premier à s’agenouiller devant son frère pour lui rendre hommage. À ce moment-là, Valentin avait pratiquement oublié la troublante prophétie de Tanunda mais pas le goût de sa chair ni de ses baisers. Rois tous les deux ? Comment, en fin de compte, était-ce possible, puisqu’un seul homme à la fois pouvait être Coronal ? Valentin se réjouissait pour son frère et était satisfait de son propre sort. Et lorsqu’il comprit enfin la véritable signification de la prédiction, qui n’était pas qu’il régnerait conjointement avec Voriax mais qu’il lui succéderait sur le trône, bien que cela ne fut jamais arrivé à deux frères sur Majipoor, il lui fut impossible d’embrasser Voriax et de l’assurer une fois encore de son affection, car Voriax était à jamais perdu pour lui, tué dans une forêt par un carreau d’arbalète perdu. Et Valentin n’avait plus de frère et était seul lorsqu’il gravit avec déférence et incrédulité les marches du Trône de Confalume.

XI

Ces derniers moments, cet épilogue que quelque scribe a ajouté à l’enregistrement de l’âme du jeune Valentin, laissent Hissune hébété. Il reste assis sans bouger un long moment ; puis il se lève comme dans un rêve et commence à quitter la cabine. Des images de cette folle nuit dans la forêt tournoient dans sa tête : les frères rivaux, la magicienne aux yeux de braise, l’étreinte des corps nus, la prédiction de la royauté. Oui, deux rois ! Et Hissune les a espionnés au moment de leur vie où ils étaient le plus vulnérables ! Il se sent confus, une émotion rare chez lui. Il se dit que le moment est peut-être venu pour lui de s’éloigner du Registre des Ames : le pouvoir de ces expériences est parfois écrasant et il aurait bien besoin de plusieurs mois de récupération. Ses mains tremblent au moment où il franchit la porte.

C’est l’un des fonctionnaires habituels du Registre qui l’a fait entrer une heure plus tôt, un homme boulot et bigle du nom de Penagorn, et il est encore à son bureau ; mais une autre personne se tient près de lui, un individu grand et raide portant l’uniforme vert et or de la suite du Coronal, qui étudie sévèrement Hissune.

— Puis-je voir vos pièces d’identité, s’il vous plaît ? demande-t-il.

Ainsi le moment qu’il redoutait est arrivé. On a découvert le pot aux roses – utilisation illégale des archives – et on va l’arrêter. Hissune présente sa carte. Ils sont probablement au courant depuis longtemps de ses intrusions illégales au Registre, mais ont simplement attendu qu’il commette l’atrocité suprême, le passage de l’enregistrement du Coronal en personne. Hissune se dit que ce dernier déclenche probablement une alarme qui avertit discrètement les serviteurs du Coronal, et maintenant…

— Vous êtes bien celui que nous cherchons, dit l’homme en vert et or. Veuillez me suivre, je vous prie.

Hissune le suit en silence. Ils sortent de la Chambre des Archives, traversent la grande plazza jusqu’à l’entrée des niveaux inférieurs, passent un contrôle où un flotteur les attend, puis ils descendent, s’enfoncent dans les profondeurs mystérieuses où Hissune n’a jamais pénétré. Il reste immobile, paralysé. Le poids de toute la planète pèse sur cet endroit ; couche après couche, le Labyrinthe décrit des spirales au-dessus de sa tête. Où sont-ils maintenant ? Est-ce la Cour des Trônes où officient les ministres d’État ? Hissune n’ose pas demander et son escorte n’ouvre pas la bouche. Ils traversent porte après porte, passage après passage, et enfin le flotteur s’arrête. Six autres hommes en uniforme de la suite de lord Valentin apparaissent, ils le conduisent dans une pièce brillamment éclairée et restent à ses côtés.

Une porte s’ouvre et coulisse et un homme aux cheveux dorés, grand et large d’épaules, vêtu d’une simple robe blanche, pénètre dans la pièce. Hissune a le souffle coupé.

— Monseigneur…

— Je t’en prie. Je t’en prie. Nous pouvons nous dispenser de tous ces salamalecs, Hissune. Tu es bien Hissune, n’est-ce pas ?

— Oui, monseigneur, c’est moi. Un peu plus âgé.

— Cela fait huit ans, c’est bien cela ? Oui, huit. Tu étais haut comme ça. Et te voilà devenu un homme. Je suppose que c’est idiot de ma part d’être étonné, mais je m’attendais encore à trouver un jeune garçon. Tu as dix-huit ans ?

— Oui, monseigneur.

— Quel âge avais-tu quand tu as commencé à fouiner dans le Registre des Ames ?

— Alors vous êtes au courant, monseigneur ? murmura Hissune en devenant cramoisi et en baissant les yeux à terre.

— Quatorze ans, c’est bien cela ? Je crois que c’est ce qu’on m’a dit. Je t’ai fait surveiller, tu sais. C’est il y a trois ou quatre ans que l’on m’a informé que tu étais entré au Registre en bluffant. À quatorze ans, en te faisant passer pour un érudit. Je présume que tu as vu bien des choses que des garçons de quatorze ans ne voient généralement pas.

Hissune a les joues en feu. Une pensée roule dans son esprit : Il y a une heure, monseigneur, je vous ai vus, vous et votre frère, vous accoupler avec une magicienne aux cheveux longs de Ghiseldorn. Il préférerait être englouti dans les profondeurs de la planète plutôt que de dire cela à voix haute. Mais il est persuadé que, de toute façon, lord Valentin le sait, et cette certitude est écrasante. Il ne peut pas lever les yeux. Cet homme aux cheveux dorés n’est pas le Valentin de l’enregistrement, car c’était le Valentin brun, qui fut plus tard dépossédé par magie de son corps d’une manière dont tout le monde a entendu parler, et l’enveloppe charnelle du Coronal est maintenant différente ; mais la personne à l’intérieur est la même, et Hissune l’a espionnée, et il n’y a pas moyen de cacher cette vérité. Hissune garde le silence.

— Je devrais peut-être retirer cela, reprend le Coronal. Tu as toujours été précoce. Le Registre ne t’a probablement pas montré beaucoup de choses que tu n’avais déjà apprises seul.

— Il m’a montré Ni-moya, monseigneur, dit Hissune d’une voix sourde et à peine audible. Il m’a montré Suvrael, les Cités du Mont du Château, les jungles autour de Narabal…

— Des lieux, oui. La géographie. C’est utile de savoir cela. Mais la géographie de l’âme… tu as appris cela tout seul, n’est-ce pas ? Regarde-moi. Je ne suis pas fâché avec toi.

— C’est vrai ?

— C’est sur mes ordres que tu as pu accéder librement au Registre. Non pas pour que tu puisses rester bouche bée devant Ni-moya, ni pour que tu puisses espionner des gens en train de faire l’amour, en particulier. Mais pour que tu puisses acquérir une meilleure intelligence de ce qu’est vraiment Majipoor, pour que tu puisses avoir l’expérience de la milliardième partie de la totalité de notre planète. C’était ton éducation, Hissune. Ai-je raison ?

— C’est comme cela que je l’ai vu, monseigneur. Oui. Il y avait tant de choses que je voulais savoir.

— As-tu tout appris ?

— Loin de là. Pas la milliardième partie.

— Dommage, parce que tu n’auras plus accès au Registre.

— Monseigneur ? Je vais être châtié ? Lord Valentin a un curieux sourire.

— Châtié ? Non, ce n’est pas le mot juste. Mais tu vas quitter le Labyrinthe, et il y a des chances pour que tu n’y reviennes pas de sitôt, pas même quand je serai Pontife, puisse ce jour ne pas arriver bientôt. Tu feras partie de ma suite, Hissune. Ta période de formation est terminée. Je veux te mettre au travail. Je pense que tu as l’âge maintenant. As-tu encore de la famille ici ?