— Ma mère, deux sœurs…
— On subviendra à leurs besoins. Elles ne manqueront de rien. Va leur faire tes adieux et prépare tes affaires. Peux-tu partir avec moi dans trois jours ?
— Trois… jours…
— Pour Alaisor. On exige de nouveau de moi le Grand Périple. Puis l’Ile. Nous évitons Zimroel cette fois. Retour au Château dans sept ou huit mois, j’espère. Tu auras un appartement au Château. Tu recevras une éducation poussée… ce ne sera pas fait pour te déplaire, hein ? Et des vêtements plus chics. Tu as vu tout cela venir, non ? Tu sais que j’ai pensé que tu ferais de grandes choses, alors que tu n’étais qu’un petit garçon en haillons filoutant les touristes ?
Le Coronal se mit à rire.
— Il se fait tard. Je t’enverrai chercher de nouveau demain matin. Il y a encore beaucoup de choses dont nous devons discuter.
Il présente à Hissune le bout de ses doigts, un petit geste plein de raffinement. Hissune incline la tête, et quand il ose relever les yeux, lord Valentin a disparu. Et voilà. Son rêve s’est donc enfin réalisé. Hissune ne laisse aucune expression apparaître sur son visage. Raide, sombre, il se tourne vers l’escorte vert et or et les suit dans les corridors. Ils l’accompagnent jusqu’aux niveaux publics du Labyrinthe. Puis ils le quittent. Mais il ne peut retourner tout de suite dans sa chambre. Les idées se bousculent fiévreusement dans son esprit en proie à une folle stupeur. De ses profondeurs surgissent tous ces êtres disparus depuis longtemps qu’il a connus si intimement, Nismile et Sinnabor Lavon, Thesme, Dekkeret et Calintane, le pauvre Haligome et ses angoisses, Eremoil et Inyanna Forlana, Vismaan, Sarise. Ils font partie de lui et sont à jamais gravés dans son âme. Il a l’impression d’avoir dévoré toute la planète. Que va-t-il devenir maintenant ? Aide de camp du Coronal ? Une vie nouvelle et brillante sur le Mont du Château ? Des vacances à High Morpin et à Stee et la compagnie des grands du royaume ? Et puis, pourquoi ne deviendrait-il pas Coronal lui aussi un jour ? Lord Hissune ! Il rit de sa monstrueuse présomption. Et pourtant, et pourtant, pourquoi pas ? Calintane s’était-il attendu à devenir Coronal ? et Dekkeret ? et Valentin ? Mais Hissune se dit qu’il ne faut pas penser à ce genre de chose. Il faut travailler et apprendre, vivre chaque moment de la vie comme il se présente, et la destinée de chacun s’accomplira.
Il se rend soudain compte qu’il est perdu – lui qui, à l’âge de dix ans, était le meilleur guide du Labyrinthe. Il a erré de niveau en niveau dans une sorte d’hébétude, la moitié de la nuit s’est écoulée et il n’a pas la moindre idée de l’endroit où il se trouve. Puis il se rend compte qu’il est au niveau supérieur du Labyrinthe, du côté du désert, près de l’Entrée des Lames. En un quart d’heure, il peut être à l’extérieur. En temps normal, il n’a pas envie de sortir, mais cette nuit est particulière et il ne résiste pas à ses pieds qui l’entraînent vers la porte de la cité souterraine. Il parvient à l’Entrée des Lames et regarde un long moment les sabres rouillés d’une époque antique qui ont été plantés devant pour marquer la frontière ; puis il les dépasse et s’engage dans le désert chaud et sec. Comme Dekkeret errant dans l’autre désert beaucoup plus redoutable il avance dans l’étendue inhabitée jusqu’à ce qu’il se trouve à bonne distance de la ruche grouillante qu’est le Labyrinthe et s’arrête, seul sous la froide clarté des étoiles. Il y en a tant ! Et l’une d’elles est la Vieille Terre, d’où sont issus il y a si longtemps les milliards et les milliards d’humains. Hissune est transporté. Il se sent parcouru par le sentiment écrasant de toute la longue histoire du cosmos qui se précipite sur lui comme un fleuve irrésistible. Il sait que le Registre des Ames contient assez d’enregistrements pour l’occuper pendant presque une éternité, mais ce qu’il contient ne représente qu’une infime fraction de tout ce qui a existé sur toutes les planètes de toutes ces étoiles. Il a envie de tout embrasser, engloutir et intégrer, comme ces autres vies sont devenues partie intégrante de lui-même, mais il sait que c’est naturellement impossible et il a le vertige à cette seule pensée. Mais il doit abandonner ces idées et renoncer aux tentations du Registre. Il se tient immobile jusqu’à ce que son esprit cesse de tourbillonner. Je vais retrouver tout mon calme, se dit-il. Je vais maîtriser mes émotions. Il s’accorde un ultime regard aux étoiles et cherche en vain parmi elles le soleil de la Vieille Terre. Puis, il hausse les épaules, fait demi-tour et revient lentement vers l’Entrée des Lames. Lord Valentin l’enverra chercher dans la matinée. Il est important de dormir un peu avant. Une nouvelle vie va commencer pour lui. Je vais vivre sur le Mont du Château, se dit-il, et je serai aide de camp du Coronal, et qui sait ce qui m’arrivera après ? Mais quoi qu’il arrive, ce sera ce qu’il y a de mieux pour moi, comme pour Dekkeret, Thesme et Sinnabor Lavon, et même pour Haligome, pour tous ceux dont l’âme fait maintenant partie intégrante de la mienne.
Hissune s’arrête un moment juste devant l’Entrée des Lames, rien qu’un moment, mais le moment se prolonge, et les étoiles commencent à perdre leur éclat, et un énorme soleil levant prend possession du ciel, et toute la terre est inondée de lumière. Il ne bouge pas. La chaleur du soleil de Majipoor atteint son visage, comme ce fut si rarement le cas jusqu’alors. Le soleil… le soleil… le glorieux soleil ardent et brillant… le père des mondes… Il tend les bras vers lui. Il l’étreint. Il sourit et absorbe sa bénédiction. Puis il se retourne et s’enfonce pour la dernière fois dans le Labyrinthe.
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