Kim Stanley Robinson
Chroniques des années noires
TRIPITAKA : Sommes-nous loin, Singe, du Paradis de l’Ouest où réside le Bouddha ?
SUN WU KONG : Tu pourrais marcher du début de ta jeunesse jusqu’à la fin de ton âge et encore après, dans ta nouvelle jeunesse ; tu pourrais recommencer ainsi mille fois que tu n’arriverais pas à l’endroit où tu veux aller. Mais quand, à force de volonté, tu percevras la nature du Bouddha en toute chose, quand chacune de tes pensées retournera vers cette source dans ta mémoire, alors là, tu arriveras à la Montagne des Esprits.
CHRONOLOGIE
LIVRE 1
ÉVEIL AU VIDE
1
Le Singe ne meurt jamais. Il revient toujours nous aider dans les moments difficiles, comme il aida Tripitaka à vaincre les périls lors de son premier voyage vers l’ouest, quand il rapporta le bouddhisme d’Inde en Chine.
Il s’était à présent incarné en un Mongol de petite taille appelé Bold Bardash, cavalier dans l’armée de Tamerlan. Fils d’un marchand de sel tibétain et d’une aubergiste mongole pleine d’entrain, c’était donc un voyageur avant même sa naissance, allant de-ci de-là, par monts et par vaux, par-delà les montagnes et les fleuves, les déserts et les steppes, parcourant en tous sens le cœur du monde sans jamais s’arrêter. Au début de notre histoire, il était déjà vieux : la face carrée, le nez crochu, la natte toute grise, comme ses quatre poils au menton. Il savait que ce serait la dernière campagne de Tamerlan, et peut-être aussi la sienne.
Un soir, au crépuscule, un petit groupe d’éclaireurs parti en reconnaissance à l’avant de l’armée quitta le couvert des sombres collines. Bold n’était jamais tranquille à la tombée du jour, quand le silence s’établissait sur toute chose. Bien sûr, tout n’était pas vraiment silencieux : les forêts étaient des endroits bruyants par rapport aux steppes ; un fleuve, plus loin, mêlait son grondement aux frôlements des branches agitées par le vent. Mais quelque chose manquait. Le chant des oiseaux, peut-être, ou bien un autre son que Bold n’identifiait pas encore. Les chevaux hennissaient doucement tandis que les hommes les conduisaient à petits coups de genoux. Les caprices du ciel n’arrangeaient rien. Des nuages pareils à de longues queues de jument orange, de soudaines sautes de vent dans l’air moite annonçaient un orage. Sous les gigantesques cieux des steppes ç’eût été évident. Ça ne l’était pas autant à l’orée de ces collines boisées, où le ciel se voyait moins et où les vents étaient hachés. Mais les signes étaient là.
Ils franchirent un pont sans rencontrer âme qui vive, dans un vacarme de sabots ébranlant les planches. Puis ils atteignirent des bâtiments de bois au toit de chaume. Pas un feu, pas une lampe. Plus loin, entre les arbres, d’autres maisons apparurent. Mais, là encore, personne. Tout était noir et vide.
Psin leur dit de se dépêcher. En descendant des collines, la route s’élargit. Elle décrivait une large courbe dans la plaine. Les maisons se rapprochaient. Soudain apparut une immense cité, noire et silencieuse. Pas une lumière, pas un cri ; seulement le vent dans les branches qui caressaient le long ruban noir et luisant du fleuve. La ville était vide.
On naît et on renaît. Plusieurs fois. Bien sûr. On remplit son corps. Comme l’air dans une bulle. Et quand la bulle éclate, on s’en va, plus loin, dans le bardo. Errant, en attendant d’être projeté dans une nouvelle vie. Quelque part, dans le monde. Cette pensée avait souvent réconforté Bold quand il tombait, épuisé, sur des champs de bataille, après le combat, parmi les corps désarticulés, abandonnés comme autant de dépouilles vides.
Mais c’était autre chose que d’arriver dans une ville où il n’y avait pas eu de bataille, et de n’y trouver que des morts. Morts depuis longtemps. Des corps desséchés ; dans la pâle lumière du crépuscule ou à la lueur de la lune, leurs os brillaient, nettoyés par les loups et les corbeaux. Bold se répéta tout bas le soutra du Cœur. « La forme est le vide, le vide est la forme. Parti, parti, parti au-delà, parti complètement au-delà. Bodhi Svâhâ, complet éveil ! Ainsi soit-il ! »
Ils retinrent leurs chevaux à l’entrée de la ville. En dehors des clapotis et des chuintements du fleuve, tout était calme. L’œil torve de la lune tomba sur une façade de pierre, au beau milieu des maisons de bois. Un immense bâtiment de pierre, entre d’autres plus petits.
Psin leur ordonna de se couvrir le visage avec leur vêtement, de ne toucher à rien, de ne pas descendre de selle et de retenir leur cheval fermement par la bride. Lentement, ils s’engagèrent dans les rues étroites, bordées de maisons de bois d’un ou deux étages, appuyées les unes contre les autres comme dans les villes chinoises. Les chevaux avancèrent en renâclant.
Ils arrivèrent à une grande place pavée, non loin du fleuve, et s’arrêtèrent devant le grand bâtiment de pierre. Il était énorme. Bon nombre des habitants de la ville étaient venus y mourir. Leur lamaserie, certainement, mais sans toit, offerte au ciel – comme inachevée. On aurait dit que ces gens avaient retrouvé la foi peu avant de mourir, mais trop tard, l’endroit était un ossuaire. Parti, parti, parti au-delà, parti complètement au-delà. Rien ne bougeait, et Bold se dit que le col qu’ils avaient franchi dans la montagne n’était peut-être pas le bon, mais celui qui menait vers cet autre royaume de l’Ouest, au pays des morts. Pendant un court instant, il se remémora quelque chose, une parcelle d’une autre vie, une ville bien plus petite que celle-ci, un village balayé par un cataclysme qui avait envoyé tout le monde dans le bardo. Des heures dans une pièce, à attendre la mort ; c’était pourquoi il avait si souvent l’impression de reconnaître les gens qu’il rencontrait. Leur vie était un destin partagé.
— La peste, dit Psin. Partons d’ici.
Une lueur brilla dans ses yeux quand il regarda Bold. Il avait un visage si dur. Il ressemblait à ces statues de soldats, dans les tombeaux des empereurs.
— Je me demande pourquoi ils sont restés…, dit Bold en frissonnant.
— Peut-être n’avaient-ils nulle part où aller.
La peste avait déjà frappé l’Inde. Les Mongols l’avaient rarement eue, à part peut-être un bébé, de temps en temps. Les Turcs et les Indiens y étaient plus sensibles, et bien sûr il y en avait dans l’armée de Tamerlan, ainsi que des Perses, des Mongols, des Tibétains, des Tadjiks, des Arabes et des Géorgiens… La peste pouvait les tuer tous, ou seulement quelques-uns. Si c’était bien ce qui avait tué ces gens. On ne pouvait pas savoir.
— Retournons prévenir les autres, dit Psin.
Ses camarades approuvèrent, heureux de sa décision. Tamerlan les avait envoyés en reconnaissance dans la plaine magyare et au-delà, à quatre jours de cheval. Il n’aimait pas que les détachements d’éclaireurs reviennent au camp sans avoir rempli leur mission, même s’ils étaient composés de ses plus vieux qa’uchin. Mais Psin lui expliquerait.