— Ils le savent, justement. Ils nous détestent, tous autant que nous sommes. Ils font marcher l’empereur de Chine à la baguette, et ils détestent tous les autres. Vous voyez ce qui va se passer, fit-il en indiquant l’immense vaisseau d’un geste du bras. Ils vont tous nous castrer. La fin est proche.
— Vous adorez dire ça, vous autres les chrétiens, mais jusque-là, ça n’a été vrai que pour vous.
— Dieu nous a pris les premiers pour abréger nos souffrances. Votre tour viendra.
— Ce n’est pas de Dieu que j’ai peur, c’est de l’amiral Zheng. Lui, l’Eunuque aux Trois Joyaux. L’empereur Yongle est son ami d’enfance, et pourtant, quand ils avaient treize ans, il a ordonné qu’il soit castré. Vous pouvez croire ça ? Maintenant, les eunuques le font à tous les jeunes garçons qu’ils font prisonniers.
Pendant les jours qui suivirent, la fièvre de Kyu empira et il n’avait plus que de rares moments de conscience. Bold resta assis à côté de lui et lui humecta les lèvres avec des chiffons humides, récitant des soutras dans sa tête. La dernière fois qu’il avait vu son propre fils, une trentaine d’années auparavant, celui-ci avait à peu près l’âge du jeune Noir. Ses lèvres étaient grises et parcheminées, sa peau noire était terne, sèche et brûlante. Tous ceux que Bold avait vus aussi fiévreux avaient fini par mourir, alors c’était probablement une perte de temps. Il eût certainement mieux valu laisser la pauvre créature asexuée s’en aller tranquillement. Mais il continuait à lui donner de l’eau quand même. Il se rappelait comment le gamin regardait partout dans le bateau, quand ils l’avaient fait monter à bord, son regard intense, scrutateur. Et maintenant, son corps gisait là, comme celui d’une pauvre petite Africaine, malade à crever d’une infection au bas-ventre.
Et puis la fièvre passa. Kyu mangea de mieux en mieux. Mais, même quand il fut sur pied, il parla peu par rapport à avant. Son regard avait changé. Il fixait les gens à la façon d’un oiseau, comme s’il n’arrivait pas à croire ce qu’il voyait. Bold se rendit compte que le garçon avait voyagé hors de son corps. Il était allé dans le bardo et celui qui était revenu n’était plus le même. Complètement différent. Le garçon noir était mort ; celui-ci repartait de zéro.
— Quel est ton nom, maintenant ? demanda-t-il.
— Kyu, répondit le gamin, pas surpris, comme s’il ne se rappelait pas avoir déjà parlé à Bold.
— Bienvenue dans cette vie, Kyu.
Voguer sur le vaste océan était une étrange façon de voyager. Les cieux défilaient au-dessus de leur tête, mais ils n’avaient pas l’impression d’avancer. Bold avait beau se demander ce que représentait une journée de mer pour la flotte, et s’ils allaient plus vite, au bout du compte, qu’à cheval, mais il n’y arrivait pas. Il ne pouvait que regarder filer les nuages et attendre.
Vingt-trois jours plus tard, la flotte arriva à Calicut, une ville bien plus grande que tous les ports de Zanj, aussi grande qu’Alexandrie, peut-être même plus.
Malgré l’immensité de la ville, toute activité cessa à l’arrivée de la flotte chinoise. Bold, Kyu et les Éthiopiens regardèrent par leur grille la foule vociférante, bigarrée, agiter les bras en l’air, stupéfaite.
— Ces Chinois ! Ils vont conquérir le monde.
— Et puis les Mongols envahiront la Chine, répondit Bold.
Il vit Kyu observer les hordes massées sur le rivage. L’expression du gamin était celle d’un preta, qu’on aurait oublié d’enterrer. Certains masques de démon avaient ce regard, le vieux regard des prêtres Bon, celui du père de Bold quand il était en colère. Un regard qui plongeait dans l’âme et disait : J’emporte ça avec moi, vous ne pourrez pas me l’enlever, n’essayez même pas. Bold frémit en voyant ce regard dans les yeux d’un si jeune garçon.
Les esclaves déchargèrent la cargaison dans des barques, et chargèrent sur leur vaisseau les marchandises apportées par d’autres barques. Aucun d’eux ne fut vendu, et on ne les fit descendre qu’une fois sur le rivage, pour aider à dégrouper une pyramide de ballots de tissu puis à les transporter sur les longues pirogues qu’on utilisait pour transférer les marchandises des plages vers la Flotte des trésors.
Pendant ce travail, Zheng He descendit à terre sur sa barge personnelle, qui était peinte, dorée, incrustée de joyaux et de mosaïques de porcelaine, à la proue ornée d’une statue d’or. Zheng descendit la passerelle, vêtu d’une robe d’or brodée de rouge et de bleu. Ses hommes avaient déroulé pour lui un tapis sur la plage, mais il s’en écarta pour aller observer le chargement de la nouvelle cargaison. Il était vraiment immense, aussi large que haut, et se balançait d’avant en arrière en marchant. Son visage carré n’était pas celui d’un Han ; et c’était un eunuque. Il était tout ce que les Abyssiniens disaient qu’il était. Bold l’observa du coin de l’œil et remarqua que Kyu le regardait aussi, dressé comme un cobra, oubliant son travail, les yeux rivés sur Zheng He. Un faucon guettant sa proie. Bold l’empoigna et le remit au travail.
— Allez, Kyu, on est compagnons de chaîne, ici. Tu avances ou je t’assomme et je te traîne par terre. Je ne veux pas avoir d’ennuis. Tara sait ce qui pourrait arriver à un esclave qui s’attirerait des histoires avec ces gens-là.
En quittant Calicut, ils mirent le cap vers le sud et Lanka. Là, les esclaves furent laissés à bord du bâtiment, pendant que les soldats descendaient à terre, où ils disparurent pendant plusieurs jours. Le comportement des officiers restés à bord faisait penser à Bold que le détachement était en campagne. Ne cessant de les épier, il constata qu’ils étaient de plus en plus nerveux au fur et à mesure que les jours passaient. Il n’avait pas idée de ce qu’ils feraient si Zheng He ne revenait pas, mais il ne pensait pas qu’ils lèveraient l’ancre. En fait, les artificiers s’activèrent fébrilement, étalant leurs ressources incendiaires, pendant que la barge de l’amiral et les autres vaisseaux revenaient toutes voiles dehors du port intérieur de Lanka, leurs hommes remontant à bord en poussant des cris triomphants. Ils s’étaient sortis d’une embuscade tendue dans l’intérieur des terres, racontaient-ils, et avaient capturé l’usurpateur local, ce traître qui leur avait tendu l’embuscade. Ils avaient également capturé le roi légitime, pour faire bonne mesure, bien qu’à ce stade l’histoire semblât assez confuse quant à savoir qui était qui, et pourquoi ils avaient déposé le roi légitime en même temps que l’usurpateur. Le plus stupéfiant, c’est qu’ils disaient que le roi légitime avait en sa possession la relique la plus sainte de l’île, une dent du Bouddha appelée le Dalada. Zheng éleva le petit reliquaire d’or pour montrer la prise de guerre à tout le monde. Une canine, apparemment. L’équipage, les passagers, les esclaves, tous se mirent à hurler à s’en arracher la gorge.
— C’est une immense chance, dit Bold à l’oreille de Kyu quand le bruit eut un peu diminué.
Il joignit les mains et récita le soutra de la Descente à Lanka.
En réalité, c’était un tel coup de chance que ça l’effrayait. Et il n’y avait aucun doute que la peur entrait pour une bonne part dans les hurlements de l’équipage. Le Bouddha avait béni Lanka, c’était dorénavant un endroit à part. Une branche de l’arbre pipal poussait dans son sol, et ses larmes minéralisées coulaient encore sur les flancs de la montagne sacrée qui se dressait au centre de l’île ; la même que celle au sommet de laquelle se trouvait une empreinte de pied d’Adam. Il n’était sûrement pas bien d’enlever le Dalada de sa place légitime, qui était cette terre sacrée. Cet acte relevait indéniablement du blasphème.