Pendant qu’ils mettaient le cap à l’est, une histoire se mit à circuler à bord : le Dalada était la preuve que le roi déposé avait le droit de régner ; il serait restitué à Lanka quand l’empereur Yongle aurait déterminé les droits des uns et des autres dans cette affaire. Les esclaves furent rassurés par cette nouvelle.
— Alors, c’est l’empereur de Chine qui va décider qui doit régner sur cette île ? demanda Kyu.
Bold acquiesça. L’empereur Yongle était lui-même monté sur le trône à l’issue d’un violent coup d’État, et Bold ne voyait pas vraiment lequel des deux prétendants au trône de Lanka il fallait privilégier. En attendant, le Dalada était à bord.
— C’est bien, dit-il à Kyu après réflexion. En tout cas, rien de mauvais ne peut nous arriver pendant cette traversée.
C’est bien ce qui se passa. Les nuages noirs d’une tempête qui se dirigeait vers eux se dissipèrent mystérieusement juste au moment où ils allaient éclater. Des vagues géantes se dressaient sur l’horizon, d’énormes queues de dragon fouaillaient visiblement les vagues, alors qu’ils voguaient sereinement au centre, sur une mer d’huile qui se déplaçait sous eux. Ils passèrent même le détroit de Malacca sans être attaqués par les pirates de Palembanque ou, plus au nord, de Cham, ou encore par les Wakou japonais – bien que, comme le fit remarquer Kyu, aucun pirate doté d’un minimum de bon sens n’eût défié une flotte aussi énorme et puissante, dent du Bouddha ou non.
Puis, alors qu’ils voguaient dans le sud de la mer de Chine, quelqu’un vit le Dalada planer sur le vaisseau, la nuit, comme une petite flamme de chandelle.
— Comment sait-il que ce n’était pas la flamme d’une chandelle ? demanda Kyu.
Mais le lendemain matin, quand le soleil se leva, le ciel était rouge. De gros nuages noirs bouillonnaient à l’horizon, venant du sud en rangs serrés. Ils rappelaient fortement à Bold l’orage qui avait tué Tamerlan.
Une pluie battante s’abattit sur eux, poussée par un vent violent. La mer devint toute blanche. En montant et en descendant dans leur petite cale obscure, Bold se rendit compte que ce genre de tempête était encore plus terrifiant en mer que sur la terre ferme. L’astrologue du bord déclara qu’un grand dragon s’énervait dans les profondeurs de la mer, et que c’était lui qui agitait les eaux sur lesquelles ils voguaient. Bold rejoignit les autres esclaves cramponnés aux grilles et regarda par leurs minuscules ouvertures s’ils pouvaient voir la colonne vertébrale, les griffes ou le mufle du dragon, mais les embruns qui volaient sur les eaux blanches en brouillaient la surface. Pourtant, Bold crut entrevoir un bout de queue verte dans l’écume.
Sur le grand pont arrière, les officiers et les astrologues prenaient part à une cérémonie d’apaisement, et l’on entendait Zheng He en personne invoquer Tianfei, la déesse chinoise protectrice des marins.
— Que les dragons des eaux noires replongent dans l’océan et nous préservent des calamités ! Humblement, respectueusement, pieusement, nous offrons ce flacon de vin, l’offrons une fois et l’offrons encore, répandant ce bon vin odorant ! Que nos voiles se gonflent de vents favorables, que les routes de la mer soient paisibles, que les esprits-soldats des vents et des saisons qui voient tout et qui entendent tout, qui domptent les vagues et boivent la houle, les immortels qui voguent dans les airs, le Dieu de l’année et la protectrice de notre vaisseau, l’Épouse Céleste, la brillante, la divine, la merveilleuse, la sensible, la mystérieuse Tianfei nous sauvent !
En regardant par les fissures ruisselantes du pont, Bold voyait une image composite de matelots qui assistaient à la cérémonie, bouche bée, poussant des cris pour se faire entendre malgré les rugissements du vent. Leur garde hurlait : « Priez Tianfei ! Priez l’Épouse Céleste, la seule amie du marin ! Priez pour son intercession ! Vous tous ! Encore un peu de ce vent, et le vaisseau sera déchiqueté ! »
— Que Tianfei nous protège ! entonna Bold en pressant le bras de Kyu, l’incitant à faire de même.
Le jeune Noir l’ignora. Mais il indiqua les mâts visibles à travers la grille de l’écoutille. Bold leva les yeux et vit des filaments de lumière rouge danser entre les mâts : des boules de feu, comme les lanternes chinoises, mais sans le papier, ni le feu, qui brillaient à la pointe du mât et au-dessus, illuminant la pluie battante fouettée par le vent, et jusqu’au ventre noir des nuages qui filaient dans le ciel. Sa beauté surnaturelle tempérait l’épouvante qu’aurait dû lui inspirer cette vision ; Bold et tous les autres sortirent du royaume de la terreur. C’était un spectacle trop étrange et terrifiant pour qu’ils s’inquiètent plus longtemps de la vie ou de la mort. Les hommes hurlaient, priaient de toute la force de leurs poumons. Tianfei sortit de la lumière rouge, vacillante, sa silhouette illumina brièvement tout ce qui était au-dessus d’eux, et le vent tomba d’un seul coup. Les flots se calmèrent. Tianfei se perdit dans le berceau de sa lumière rouge, par-dessus le bastingage, et s’éleva dans les airs. À présent, leurs cris de gratitude couvraient le tumulte du vent. Les vagues coiffées d’écume poursuivaient leur danse frénétique, mais elles s’éloignaient d’eux, rejoignant l’horizon.
— Tianfei ! hurla Bold, avec les autres. Tianfei !
Zheng He, planté à la poupe, leva les deux mains dans la pluie devenue bruine. Il hurlait : « Tianfei ! Tianfei nous a sauvés ! » Et tous beuglaient avec lui, pleins de joie, de la même façon que l’air était plein de la lumière rouge de la déesse. Par la suite le vent se remit à souffler avec force, mais ils n’avaient plus peur.
Ce qu’il advint après n’est pas très important. Le reste de la traversée se fit sans encombre, et ils rentrèrent tranquillement au bercail. Quant à ce qui arriva ensuite, vous l’apprendrez en lisant le chapitre suivant.
5
Ballottée par l’orage, protégée par Tianfei, la Flotte des trésors mit le cap vers un estuaire immense. À terre, de l’autre côté du front de mer, se devinaient les toits d’une gigantesque cité. Le peu que Bold en voyait depuis le navire était plus grand que toutes les villes qu’il avait vues auparavant – tous les bazars d’Asie centrale, les villes indiennes rasées par Tamerlan, les villes fantômes du Franjistan, les blanches villes côtières de Zanj, de Calicut – toutes ensemble n’auraient occupé que le quart ou le tiers du territoire couvert par cette forêt, cette steppe de toits, qui s’étendait à perte de vue, jusqu’aux crêtes des collines visibles à l’ouest.