Выбрать главу

Les esclaves se tenaient sur le pont du grand bateau, silencieux au milieu des Chinois qui criaient « Tianfei, Épouse Céleste, merci ! » et « Hangzhou, mon pays, jamais je n’aurais cru te revoir ! », « Pays, femme, fête du nouvel an ! », « Nous sommes des hommes heureux, heureux d’être allés jusqu’au bout du monde et d’en être revenus ! », et ainsi de suite.

On jeta les lourdes ancres de pierre à la mer. Là où le Chientang se perdait dans l’estuaire, un puissant mascaret aurait entraîné n’importe quel navire mal ancré, l’échouant dans les eaux peu profondes ou le repoussant au large. Quand les navires furent bien amarrés commença le travail de déchargement. C’était une opération importante, et une fois, alors qu’il mangeait son riz entre deux tours au palan, Bold remarqua qu’il n’y avait ni chevaux, ni chameaux, ni buffles, ni mules, ni ânes pour aider à la tâche, que ce fut pour décharger le navire ou ailleurs dans la ville. Il n’y avait que d’interminables colonnes de travailleurs, qui y faisaient entrer la nourriture et les marchandises, et en faisaient sortir les ordures et les excréments. Les colonnes se croisaient, entrant et sortant de la ville, continuellement, surtout par le canal, entrant et sortant, comme si la ville était un monstrueux corps impérial étendu sur la côte, que des myriades de serviteurs s’activaient à nourrir et soigner.

Bien des jours se passèrent à décharger le navire. Bold et Kyu virent un peu le port de Kanpu, et même Hangzhou, en manœuvrant les barges vers les entrepôts d’État, sous l’enceinte de la colline sud qui était autrefois, des siècles auparavant, celle du palais impérial. À présent, ces bâtiments n’étaient plus occupés que par quelques fonctionnaires, des eunuques de haut rang et de petits nobles. Plus au nord se dressait la muraille de la vieille ville, encombrée par un entassement de bâtiments en bois, hauts de quatre, cinq et parfois même six étages. Bold et Kyu regardaient tout cela bouche bée, en déchargeant les barges le long du canal. Sur les balcons de ces vieilles constructions au toit envahi d’herbes, les habitants mettaient des graines à sécher au soleil.

Kyu les observait de son regard d’oiseau. Il n’avait l’air ni surpris, ni effrayé, ni même impressionné. « Il y en a quand même beaucoup », finit-il par concéder. Il demandait sans arrêt à Bold quels étaient les mots chinois pour telle et telle chose, et comme il voulait répondre à Bold en chinois, il apprit bon nombre d’autres mots par lui-même.

Une fois le déchargement des marchandises achevé, les esclaves de leur navire furent réunis et conduits à la Colline du Phénix, « la colline des étrangers », et vendus à un marchand local appelé Shen. Il n’y avait pas de marché aux esclaves, et cela se fit sans enchères, sans bruits. Ils ne surent jamais combien on les avait payés, ni pourquoi on les avait achetés, ni à qui ils avaient appartenu durant leur voyage en mer. Peut-être était-ce à Zheng lui-même.

Enchaînés l’un à l’autre par les chevilles, Bold et Kyu furent emmenés à travers la foule jusqu’à une maison située au bord d’un lac, à l’ouest de la vieille ville. Le rez-de-chaussée était un restaurant. C’était le quatorzième jour de la première lune de l’année, leur dit Shen, le début de la fête des Lanternes, aussi leur faudrait-il apprendre vite, parce que l’endroit était en pleine effervescence.

Tables sorties du restaurant Dans la grande rue longeant le lac, Chaises occupées du matin au soir, Lac piqueté de bateaux, Mouchetis des lanternes bigarrées, Verres colorés ornés de personnages, Ivoire et jade des pommes sculptées, Lampions de papier brûlant le temps d’une étincelle, Petites roues tournant à la flamme des bougies, Jetée grouillante de porteurs de lanternes, Reflets sur l’eau, rives fourmillantes. Et c’est ainsi qu’à la fin du jour Le lac et toute la ville en liesse, Étincellent dans la nuit, Étoiles de la fête. Il est de ces moments, surprenants de beauté.

La plus vieille femme de Shen, I-Li, dirigeait l’établissement d’une main de fer. Bold et Kyu se retrouvèrent bientôt à transporter des sacs de riz d’ils ne savaient combien de tonnes des barges amarrées sur le canal, derrière le restaurant jusqu’aux cuisines ; à charger les ordures dans les barges prévues à cet effet ; à nettoyer les tables ; et à laver et récurer le sol. Ils rentraient et sortaient à toute allure, montaient à l’étage – où se trouvaient les appartements des propriétaires. C’était frénétique, mais ils étaient entourés par les femmes du restaurant, en longues robes blanches, des papillons de papier dans les cheveux, et par des milliers d’autres femmes, qui se promenaient sous les globes de lumière colorée, de telle sorte que même Kyu courait en tous sens, ivre d’images, d’odeurs – et des fonds de verre qu’il vidait en cachette. Ils buvaient des punchs au lychee, au miel et au gingembre, des jus de papaye et de poire, et du thé, noir ou vert. Shen servait également quinze sortes d’alcools de riz différents ; ils burent de tous jusqu’à la lie. Ils burent de tout sauf de l’eau, qu’on les invitait à ne jamais boire – pour ne pas mettre leur santé en danger.

Quant à la nourriture, qui, là encore, leur parvenait le plus souvent sous la forme de restes – eh bien, elle défiait toute description. On leur donnait une platée de riz le matin, à laquelle on ajoutait des rognons ou d’autres abats, après quoi ils étaient tenus de se débrouiller avec ce que les clients laissaient. Bold mangeait tout ce qu’il trouvait, ravi par la variété des mets. La fête des Lanternes était pour Shen et I-Li l’occasion de faire la démonstration de leurs talents culinaires, et c’est ainsi que Bold eut la chance de goûter au chevreuil, au daim rouge, au lapin, à la perdrix, à la caille, aux palourdes cuites dans le vin de riz, à l’oie farcie aux abricots, à la soupe aux graines de lotus, au potage de moules au piment, au poisson farci aux prunes, aux beignets, aux soufflés, aux raviolis, aux tartes, aux cakes à la farine de mais. À tous les types de nourriture en fait, à l’exception du bœuf et de la vache ; curieusement, les Chinois n’avaient pas de troupeaux. Mais ils avaient dix-huit sortes de soja, disait Shen, dix de riz, onze d’abricots, huit de poires. C’était un festin chaque jour.

Une fois la folie de la fête des Lanternes passée, I-Li prit le temps – comme elle aimait à le faire – de sortir de sa cuisine, et d’aller voir dans les autres restaurants de la ville ce qu’ils avaient à offrir. En revenant, elle disait à Shen et aux cuisiniers qu’ils devaient faire une soupe à la sauce de soja doux, par exemple, comme celle qu’elle avait trouvée sur la place du marché ; ou bien un cochon cuit dans les cendres, comme au Palais de la Longévité et de la Compassion.

Elle commença à emmener Bold avec elle, tous les matins, aux abattoirs, à l’est du cœur de la vieille ville. C’est là qu’elle choisissait ses travers de porc, ainsi que les foies et les rognons pour les esclaves. C’est là que Bold apprit pourquoi il ne fallait surtout pas boire l’eau de la ville : les abats et le sang des animaux tués étaient déversés dans le canal qui se jetait dans le fleuve ; mais bien souvent la marée repoussait les ordures en amont du canal, et plus loin dans le réseau d’adduction d’eau de la ville.

Un jour, alors qu’il rentrait en poussant une brouette de travers de porc derrière I-Li, et qu’il s’était arrêté pour laisser sortir neuf femmes en blanc complètement soûles, Bold se dit soudain qu’il était dans un autre monde. De retour au restaurant, il en parla à Kyu :