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— On vient de renaître, et on ne l’avait même pas remarqué.

— Toi, peut-être. Tu es comme un bébé ici…

— Tous les deux ! Regarde autour de toi ! C’est…

Mais il ne sut comment le dire.

— Ils sont riches, dit Kyu en regardant autour de lui.

Puis ils se remirent au travail.

Il se passait toujours quelque chose au bord du lac. Fête ou non – et il y avait des fêtes à peu près tous les mois – la rive était l’un des principaux endroits où les habitants de Hangzhou se retrouvaient. Toutes les semaines, des réceptions privées étaient intercalées entre les fêtes, si bien que l’endroit était en liesse quasi permanente, à des degrés divers, bien sûr ; et bien qu’il y eût énormément de travail au restaurant, il restait toujours à boire et à manger sur les tables, ou à chiper aux cuisines. Bold et Kyu n’en avaient jamais assez, et ils se gavèrent tant qu’ils grossirent. Kyu grandit tellement qu’on aurait dit un géant au milieu de ces Chinois.

Bientôt, ils eurent l’impression de n’avoir jamais eu d’autre vie que celle-ci. Bien avant l’aube, on frappait avec des maillets sur des gongs de bois en forme de poisson, et les guetteurs de temps criaient du haut de leur tour de garde : « Il pleut ! Il va y avoir de l’orage aujourd’hui ! »

Bold et Kyu étaient réveillés en même temps qu’une vingtaine d’autres esclaves et conduits hors de leur dortoir, au canal de service qui venait des faubourgs, où ils déchargeraient des barges de riz. Les mariniers s’étaient levés plus tôt encore – leur travail s’effectuait la nuit, commençant à minuit, en aval. Tous ensemble, ils soulevaient les sacs pour les déposer sur des brouettes, puis les esclaves les poussaient dans les rues étroites de la ville, jusqu’au restaurant.

Balayer le restaurant, Allumer les fourneaux, dresser les tables, Laver bols et baguettes, couper les légumes, Les faire cuire, porter mets et provisions Sur les deux bateaux d’agrément de Shen, Et quand l’aube paraissait, Quand les gens peu à peu arrivaient Sur la rive, prendre leur commande, Aider les cuisiniers, faire le service, Nettoyer les tables – tout ce qu’il fallait, Absorbés par leur travail,

car leur travail était comme d’habitude le plus dur, puisqu’ils étaient les derniers esclaves arrivés. Malgré tout, même le travail le plus dur n’était pas si dur, et avec tout ce qu’ils avaient à manger, Bold trouvait que cette situation était plutôt une aubaine ; l’occasion de se mettre un peu de chair sur les os, de parfaire sa connaissance du dialecte local, et des us et coutumes chinois. Kyu prétendait ne s’apercevoir de rien, et faisait même celui qui ne comprenait pas ce qu’on lui disait ; Bold savait bien qu’en fait il s’imprégnait de tout, comme une éponge, qu’il observait et faisait semblant de ne rien voir, mais regardant toujours. Kyu était ainsi. Il savait même, à présent, plus de chinois que Bold.

Le huitième jour de la quatrième lune eut lieu une autre grande fête, en l’honneur d’une divinité qui était le saint patron de nombreuses guildes de la ville. Les guildes organisèrent une procession, descendirent l’ancienne avenue impériale qui séparait la ville du nord au sud, puis se rendirent au lac de l’Ouest pour des joutes maritimes, l’un des nombreux plaisirs auxquels on s’adonnait d’habitude au bord du lac. Chaque guilde avait son masque et son costume, brandissait un même parapluie, drapeau ou bouquet, et défilait en carrés compacts, en hurlant : « Dix mille années ! Dix mille années ! »

Comme elles le faisaient depuis toujours, comme si l’empereur était encore en vie et pouvait entendre leurs vœux de longévité.

Éparpillés le long du rivage à la fin du défilé, ils regardèrent une centaine de jeunes eunuques danser en cercle, l’une des manifestations typiques de cette fête. Kyu n’arrivait pas à quitter ces enfants du regard.

Plus tard, ce même jour, Bold et lui furent affectés à l’un des bateaux d’agrément de Shen, qui étaient en fait les extensions flottantes de son restaurant.

— Aujourd’hui, nous donnons une superbe fête pour nos invités, cria Shen lorsqu’ils se présentèrent à bord. Nous servirons les Huit Délicatesses : les foies de dragon, la moelle de phénix, les pattes d’ours, le balbuzard bouilli, les fœtus de lapin, la queue de carpe, les lèvres de singe et même du kumiss.

Bold sourit à l’idée que le kumiss, qui n’était autre que du lait de jument fermenté, fut inclus dans les Huit Délicatesses ; c’était ce dont il s’était nourri, dans sa jeunesse, quasi exclusivement.

— Certaines sont plus faciles à obtenir que d’autres, dit-il.

Ce qui fit bien rire Shen, qui l’invita à monter à bord du bateau d’un coup de pied au derrière.

Une fois sur le lac, ils ramèrent.

— Comment se fait-il que tes lèvres soient toujours sur ton visage ? dit Kyu dans le dos de Shen, qui se trouvait hors de portée de voix.

— Les Huit Délicatesses, dit Bold en riant. Qu’est-ce qu’ils n’iraient pas inventer !

— Ils adorent les nombres, acquiesça Kyu. Les Trois Purs, les Quatre Empereurs, les Neuf Luminaires…

— Les Vingt-huit Constellations…

— Les Douze Signes du Zodiaque, les Cinq Anciens des Cinq Régions…

— Les Cinquante Esprits des Étoiles…

— Les Dix Péchés Impardonnables…

— Les Six Mauvaises Recettes…

Kyu gloussa brièvement.

— Ce ne sont pas les nombres qu’ils aiment, ce sont les listes. La liste de toutes les choses qu’ils ont.

Une fois sur le lac, Bold et Kyu purent admirer les magnifiques décorations des bateaux dragons de la cérémonie : les fleurs, les plumes, les drapeaux colorés et les grelots. Sur chaque bateau des musiciens jouaient de toutes leurs forces, soufflant à n’en plus pouvoir dans des trompettes, tapant comme des fous sur des tambours, afin d’étouffer le bruit que faisaient les autres, tandis que des jouteurs se dressaient à la proue des navires pour faire tomber leurs concurrents à l’aide de palettes rembourrées.

Dans ce joyeux tumulte, des cris d’un genre différent attirèrent l’attention des fêtards, qui regardèrent à terre et virent qu’il y avait le feu. Aussitôt les jeux s’arrêtèrent et tous les bateaux filèrent vers la côte, s’entassant sur cinq rangées parallèles. Les gens les traversèrent précipitamment, courant droit vers l’incendie, ou vers leurs quartiers d’habitation. Comme ils se ruaient vers le restaurant, Bold et Kyu virent pour la première fois des pompiers. Chaque quartier avait les siens, avec son propre équipement, et tous suivaient les signaux émis par les drapeaux des guetteurs disposés autour de la ville, noyant les toits des quartiers menacés par les flammes ou s’efforçant d’éteindre le foyer. Les bâtiments de Hangzhou étaient tous en bambou ou en bois, et la plupart des quartiers ayant déjà brûlé au moins une fois, les manœuvres à suivre étaient devenues routinières. Bold et Kyu coururent derrière Shen jusqu’à leur quartier en feu, au nord et face au vent, de sorte qu’ils se trouvèrent environnés par les flammes.

Des milliers d’hommes et de femmes faisaient la chaîne du canal jusqu’à l’incendie. Ils se passaient des seaux qui étaient portés en courant aux étages supérieurs, afin d’y être déversés sur les flammes. Il y avait aussi des hommes avec des bâtons, des piques et même des arbalètes, tandis que d’autres, chassés par les flammes, fuyaient leurs maisons en s’interpellant. Soudain, ces derniers réduisirent en charpie l’un de ceux qu’ils interrogeaient, là, au milieu de ceux qui se battaient contre le feu. « Un pillard », dit quelqu’un. Des détachements de l’armée arriveraient bientôt pour en capturer d’autres, et les tuer sur place, après les avoir torturés si l’on avait le temps.