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Malgré cela, Bold vit des gens qui ne portaient pas de seau entrer et sortir en courant des bâtiments en flammes. La lutte contre les pillards était aussi intense que celle contre l’incendie ! Kyu les vit aussi, alors qu’il aidait à convoyer des seaux de bambou ou de bois, observant tout sans se cacher.

Les jours passèrent, chacun plus frénétique que le précédent. Kyu s’obstinait à faire le muet, la tête toujours basse, telle une bête de somme ou une serpillière, incapable d’apprendre le chinois – du moins les gens du restaurant le croyaient-ils. À peine humain, en fait, ce qui correspondait à l’idée que les Chinois se faisaient des esclaves noirs.

Bold travailla de plus en plus souvent pour I-Li. Il sembla qu’il était bien celui qu’il lui fallait pour ses sorties, et il fit de son mieux pour ne pas la décevoir, en poussant sa brouette dans les rues encombrées de la ville. Elle était toujours en train de courir, le plus souvent à la recherche de quelque nouveau plat. Elle voulait absolument tout essayer. Bold voyait bien que si le restaurant avait un tel succès c’était grâce à elle. Shen lui-même était plus une charge qu’une aide. Il avait du mal à compter malgré son boulier, ne se souvenait jamais de rien – surtout pas de ses dettes –, battait ses esclaves et ses entraîneuses.

Bold était donc très content de travailler avec I-Li. Ils se rendirent au restaurant de la Mère Sung, de l’autre côté de la Porte de la Monnaie, afin de goûter sa soupe de soja blanc. Ils regardèrent Wei Grand Couteau faire bouillir du porc, au Pont du Chat, et Chou Numéro Cinq faire ses beignets au miel, en face du Pavillon des Cinq Travées. De retour aux cuisines, I-Li essayait de reproduire chacun de ces plats à l’identique, en remuant la tête d’un air mauvais. Parfois, elle se retirait dans sa chambre pour réfléchir et, de temps à autre, faisait monter Bold afin de lui ordonner d’aller chercher tel ou tel ingrédient qui lui manquait, et dont elle pensait qu’il l’aiderait pour son plat.

Sa chambre avait une table juste à côté du lit, couverte de produits de beauté, de bijoux, de sachets de parfum, de miroirs, et de petites boîtes en bois laqué, en jade, en or, en argent. Des cadeaux de Shen, sûrement. Bold les regardait discrètement pendant qu’elle s’asseyait pour réfléchir.

Petit pot de fond de teint blanc, À la surface encore lisse et brillante, Lilas profond d’un fard gras, Pour des joues carminées de couperose. Boîte de pétales de roses Pilés dans l’alun, pour teindre les ongles, Et ressembler à toutes ces femmes au restaurant. Ongles d’I-Li, rongés jusqu’au sang, Maquillage oublié, bijoux jamais portés, Miroir vide. Regard en partance.

Un jour, elle s’était passé les paumes des mains au fard rose et en avait enduit tous les chiens et les chats de la cuisine. Juste pour voir, pour autant que Bold avait pu en juger.

Mais elle s’intéressait à tout ce qui arrivait en ville. Quand elle était dehors, elle passait le plus clair de son temps à bavarder et à poser des questions. Une fois, elle revint troublée :

— Bold, ils disent qu’ici les gens du Nord vont dans des restaurants où l’on sert de la chair humaine. « Des moutons à deux pattes », as-tu entendu parler de ça ? De plats aux noms différents selon qu’il s’agit de vieillards, de femmes, de jeunes filles ou d’enfants ? Y a-t-il vraiment des monstres pareils chez nous ?

— Je ne crois pas, dit Bold. Ça ne me dit rien.

Elle n’était pas entièrement rassurée. Elle voyait souvent des fantômes affamés dans ses rêves, et il fallait bien qu’ils viennent de quelque part. Parfois, ils se plaignaient d’avoir été dévorés. Il lui semblait logique de les voir rôder aux alentours des restaurants, à la recherche de quelque compensation. Bold hocha la tête. Il comprenait, bien que ce fut difficile à croire, que dans une ville aussi peuplée on puisse trouver de tout, y compris des cannibales. Pourtant, se disait-il, il y avait tellement mieux à manger que de la chair humaine…

Comme les affaires marchaient bien, I-Li fit faire des travaux dans le restaurant. Elle fit percer les murs extérieurs pour y mettre des fenêtres, munies d’un treillage en métal garni de papier huilé, qui, selon l’heure du jour et le temps, illuminait ou ombrageait le restaurant. Elle ouvrit la façade sur la promenade du lac et carrela entièrement le rez-de-chaussée de dalles vernissées. Tout l’été, elle fit brûler des herbes pour chasser les moustiques, qui pullulaient. Elle fit creuser de petites niches le long des murs, dans lesquelles elle plaça des autels pour toutes sortes de divinités, même mineures – dieux locaux, esprits animaux, démons et fantômes affamés –, et même – à la demande de Bold – un pour Tianfei, l’Épouse Céleste, bien qu’elle suspectât que sous ce nom se cachait Tara, qu’on adorait déjà dans de nombreux coins et recoins de la maison. De toute façon, disait-elle, si cela contrarie Tara, c’est sur Bold que cela retombera.

Un jour, elle rentra à la maison en racontant l’histoire de nombreuses personnes qui étaient revenues à la vie peu après leur mort, parce que au ciel des scribes peu scrupuleux avaient mal écrit leur nom. Bold sourit. Les Chinois imaginaient qu’au ciel régnait une bureaucratie tout aussi compliquée et incompétente que la leur.

— Ils sont revenus en sachant sur leurs proches des choses qu’ils n’auraient jamais pu connaître étant morts, n’est-ce pas extraordinaire ?

— C’est proprement incroyable, sourit Bold.

— Oui, des miracles arrivent tous les jours, ajouta I-Li.

Pour elle, le monde était peuplé de fantômes, de revenants, de démons, de génies et autres créatures fantastiques ; il y en avait pour tous les goûts. Comme on ne lui avait jamais parlé du bardo, elle ne connaissait pas les six niveaux de réalité qui régissaient l’univers ; et Bold ne se sentait pas en position de les lui expliquer. Aussi en resta-t-elle au niveau des fantômes et des démons. Les plus malveillants des esprits pouvaient être tenus à l’écart par toutes sortes de moyens – pétards, trompettes, gongs, toutes ces choses les chassaient. On pouvait aussi les frapper avec une baguette, ou bien brûler de l’armoise – une coutume du Sichuan qu’I-Li pratiquait quelquefois. Elle acheta également des mantras tracés sur de minuscules morceaux de papier ou des cylindres d’argent, et mit des carreaux de jade blanc au fronton de chaque porte, pour faire fuir les mauvais esprits. Et comme le restaurant et la maisonnée se portaient de mieux en mieux, I-Li se dit qu’elle avait bien fait.

À force de la suivre plusieurs fois par jour dans tout Hangzhou, Bold apprit énormément de choses sur la ville. Il apprit que les meilleures peaux de rhinocéros venaient de chez Chien, qui se trouvait en descendant le canal de service jusqu’au petit lac Chinghu ; que les meilleurs turbans s’achetaient chez Kang Numéro Huit, rue de la Pièce en Poche, ou chez Yang Numéro Trois, sur le canal, après les Trois Ponts. Les livres les plus rares se dénichaient chez les bouquinistes, sous les grands arbres près de la maison d’été du Jardin de l’Oranger. Les cages en rotin pour les oiseaux ou les criquets pouvaient s’acheter allée des Ferronniers, les peignes d’ivoire chez Fei, les éventails peints au Pont à Charbon. I-Li adorait ce genre d’endroit, même si ce qu’elle achetait n’était jamais pour elle, mais pour faire des cadeaux à ses amies ou à sa belle-mère – une bien étrange personne d’ailleurs. Bold avait toutes les peines du monde à la suivre. Un jour, dans la rue, alors qu’elle débitait comme d’habitude une de ses histoires à toute allure, elle s’interrompit soudain, le regarda dans les yeux, l’air surprise, et lui dit :