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— Je veux tout savoir !

Pendant ce temps, Kyu avait continué à observer, l’air de rien. Une nuit, pendant la grande marée de la huitième lune, alors que le Chientang se gonflait de hautes vagues et que les visiteurs affluaient dans la ville, une heure avant qu’on ne frappe sur les gongs de bois et que les guetteurs de temps ne lancent leurs cris, Bold fut réveillé. On lui tiraillait l’oreille, une main posée sur sa bouche.

C’était Kyu. Il lui montra la clé de leur chambre.

— Je l’ai volée !

Bold repoussa la main de Kyu.

— Que fais-tu ? murmura-t-il.

— Dépêche-toi, dit Kyu en arabe, comme s’il parlait à un chameau récalcitrant. On s’en va !

— Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?

— On s’en va, je te dis.

— Mais où ?

— Loin d’ici. Au nord de Nanjing.

— Mais on est bien, ici !

— Tu parles ! On n’est rien, ici. J’ai déjà tué Shen.

— Tu as quoi ?!

— Chut ! Il faut qu’on foute le feu avant que les autres se réveillent.

Abasourdi, Bold se leva d’un bond, en marmonnant :

— Pourquoi, pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Ici tout allait bien, tu aurais dû me demander avant si je voulais partir ou non !

— Je veux m’en aller, dit Kyu, et pour ça j’ai besoin de toi. Il me faut un maître pour m’en sortir.

— T’en sortir, mais de quoi ?

Bold suivit Kyu dans la demeure silencieuse, sans hésiter dans le noir, tant il avait appris à connaître cette maison, la première dans laquelle il avait jamais vécu. Il aimait ça. Kyu l’emmena aux cuisines et prit une branche qui dépassait de l’un des fours allumés. Il avait dû l’y mettre avant d’aller réveiller Bold, car son extrémité était maintenant incandescente.

— On va au nord, vers la capitale, dit Kyu par-dessus son épaule tout en menant Bold au-dehors. Je vais tuer l’empereur.

— Quoi !

— Je t’en dirai plus après, dit Kyu.

Il appliqua le bout de son brandon incandescent contre un ballot de joncs, un monceau de petits bois et quelques boules de cire qu’il avait très probablement placées là un peu auparavant, dans un coin de la pièce. Une fois le feu parti, il se précipita dehors, et Bold le suivit, quelque peu effrayé. Kyu alluma un autre tas de joncs placé contre la porte de la maison voisine, puis jeta son tison contre le mur d’une troisième maison. Durant tout ce temps, Bold suivit Kyu, trop effaré pour parler ou penser. Si Kyu n’avait pas déjà tué Shen, il aurait empêché le garçon d’agir, mais il était trop tard. Sa tête et celle de Kyu seraient mises à prix ; ficher le feu au quartier était peut-être la seule chance qu’ils avaient de s’en tirer, l’incendie faisant disparaître les traces du meurtre. De toute façon, on penserait que les esclaves auraient tous brûlé, puisqu’ils étaient enfermés dans leur chambre.

— Heureusement, ils mourront tous, dit Kyu, comme en écho à cette idée.

La tournure prise par les événements nous choque autant que vous, et nous ne savons pas plus que vous ce qui va arriver. Fort heureusement, le prochain chapitre va nous l’apprendre.

6

En suivant le Grand Canal, nos pèlerins échappent à la justice ; à Nanjing ils implorent l’aide de l’Eunuque aux Trois Joyaux

Ils s’enfuirent vers le nord en remontant les sombres ruelles parallèles au canal de service. Derrière eux, l’alarme avait déjà été donnée, des gens poussaient des cris, on sonnait le tocsin, le vent frais de l’aube soufflait du lac de l’Ouest.

— Tu as de l’argent ? demanda Bold.

— Tout un tas de cordes, répondit Kyu.

Il en avait un plein sac sous le bras.

Il fallait qu’ils s’éloignent le plus loin possible, le plus vite possible. Avec un Noir comme Kyu, ils auraient du mal à passer inaperçus. Kyu serait évidemment un jeune esclave noir, et Bold son maître. Bold parlerait pour eux deux ; voilà pourquoi Kyu l’avait emmené et ne l’avait pas assassiné en même temps que le reste de la maisonnée.

— Et I-Li ? Tu l’as tuée, elle aussi ?

— Non. Sa chambre avait une fenêtre. Elle s’en sortira.

Bold n’en était pas si sûr. La vie était dure pour les veuves. Elle finirait comme Wei Grand Couteau, qui faisait la cuisine sur un brasero, dans la rue, pour les passants. Enfin, pour elle, ce serait mieux que rien…

Partout où il y avait beaucoup d’esclaves, il y avait généralement quelques Noirs. Les bateaux qui voguaient sur le canal étaient souvent manœuvrés d’un bout à l’autre du pays par des esclaves, qui poussaient sur les barres des cabestans ou tiraient sur des cordages, comme des mules ou des chameaux. Ils pourraient peut-être se fondre dans ce rôle tous les deux ; il pourrait se faire lui-même passer pour un esclave – mais non, les esclaves avaient besoin d’un maître qui parle pour eux. Si seulement ils pouvaient se joindre à une corde de halage… Il n’arrivait pas y croire ! Lui qui, hier encore, débarrassait les tables du meilleur restaurant de la ville, se retrouver à haler un navire ! Il en voulait tellement à Kyu qu’il en sifflait entre ses dents.

En plus, Kyu avait besoin de lui. Bold pourrait le laisser tomber, il aurait une bien meilleure chance de se perdre dans la masse, entre les nombreux négociants, moines bouddhistes et mendiants qui grouillaient sur les routes de Chine. Même leur fameuse bureaucratie de yamens et de fonctionnaires ne pouvait suivre à la trace tous les pauvres gens qui rôdaient dans les collines et l’arrière-pays. Alors qu’avec ce jeune Noir, il était aussi repérable qu’un clown de foire avec son singe.

Mais il n’abandonnerait pas Kyu. Il ne pouvait pas. Alors il se contentait de siffler entre ses dents. Et ils couraient dans les faubourgs de la ville, Kyu tirant Bold par la main de temps en temps, le pressant en arabe d’avancer.

— Tu sais, c’est ce que tu voulais vraiment… Tu es un grand guerrier mongol, n’est-ce pas, un barbare des steppes, redouté de tous… Tu faisais seulement semblant de t’en fiche d’être un esclave aux cuisines, hein ? Tu es doué pour ne pas réfléchir, pour ne pas voir les choses, mais c’était un numéro… Tu savais évidemment depuis toujours, tu faisais seulement semblant de ne pas savoir, tu avais envie de t’enfuir depuis le début…

Bold était stupéfait qu’on puisse à ce point se méprendre à son sujet.

Les faubourgs de Hangzhou étaient beaucoup plus verts que le vieux quartier central, pas une propriété sans son arbre, ou son petit verger de mûriers. Derrière eux, le tocsin réveillait toute la ville. La journée commençait dans la panique. D’une petite hauteur, ils regardèrent par-delà les maisons et virent le front du lac qui s’était embrasé ; sous l’effet d’un bon vent d’ouest bien régulier, toute la zone avait pris feu aussi facilement que les petites boules de cire et les fagots de Kyu. Bold se demanda si Kyu avait attendu une nuit de vent pour tenter sa chance ; cette pensée le glaçait. Il savait que le gamin était malin, mais il n’avait jamais soupçonné qu’il fût à ce point impitoyable, malgré l’air de prêta qu’il avait parfois, et qui rappelait à Bold celui de Tamerlan ; un regard intense, étrange et fascinant. Sans doute celui du nafs tapi en lui. Chacun était, fondamentalement, son propre nafs, et Bold avait déjà conclu que celui de Kyu était un faucon, encapuchonné et entravé. Celui de Tamerlan était un aigle volant haut dans le ciel, fondant sur le monde pour le déchiqueter.