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Il avait donc reçu un signe et eu une idée. Et puis, il y avait le côté renfermé de Kyu… cette impression qu’il donnait d’être à mille lis de là, depuis qu’on l’avait castré. Bien sûr, il y avait eu des conséquences. Le Kyu d’avant avait disparu, laissant le nafs agir à sa place.

Ils traversèrent précipitamment la sous-préfecture la plus au nord de Hangzhou et sortirent par la porte du dernier mur d’enceinte. La route serpentait à travers les collines de Su Tung-po, d’où ils eurent une vue plongeante sur le quartier du lac. Les premières lueurs de l’aube faisaient pâlir les flammes, et l’incendie se voyait surtout à cause de ces importants nuages de fumée noire, qui projetaient en ce moment même leurs flammèches vers l’est, étendant le foyer.

— Le feu va tuer beaucoup de gens ! s’exclama Bold.

— Ce sont des Chinois, rétorqua Kyu. Il y en aura toujours assez.

Avançant à marche forcée vers le nord, longeant le Grand Canal sur sa rive ouest, ils virent à nouveau combien la Chine était peuplée. Là-haut, tout un pays de rizières et de villages nourrissait la grande ville de la côte. Les fermiers étaient au travail, dans la lumière du matin,

Repiquant le riz dans les champs inondés, Un homme marche, plié en deux, Derrière un buffle d’eau. Misère noire, luisante de pluie, Petites fermes, villages délabrés aux carrefours, Quel contraste, Après la splendeur bigarrée de Hangzhou !

— Je me demande pourquoi ils ne vont pas tous à la ville, remarqua Kyu. Moi, j’irais.

— Ils n’y pensent pas, répondit Bold, émerveillé que Kyu puisse croire que les autres raisonneraient comme lui. Et puis leurs familles sont ici.

Ils apercevaient le Grand Canal à travers les rangées d’arbres qui le bordaient, deux ou trois lis à l’est. Des monticules de terre et des rondins de bois se trouvaient à côté, signalant des travaux divers. Ils gardaient leurs distances, préférant éviter les détachements de soldats ou de fonctionnaires susceptibles de patrouiller le long du canal en ce triste jour.

— Tu veux un peu d’eau ? demanda Kyu. Tu crois qu’on peut la boire, ici ?

Il était plein de sollicitude, constata Bold ; cela dit, maintenant, il était bien obligé. Près du Grand Canal, la présence de Kyu pouvait passer pour normale, mais Bold n’avait pas de papiers, et les préfets locaux ou les fonctionnaires du canal pourraient très bien les lui demander. Aussi ne seraient-ils jamais totalement en sécurité, ni le long du Grand Canal ni dans la campagne environnante. Au cours de leur fuite, ils devraient s’en approcher ou s’en éloigner en fonction des circonstances. Il se pourrait même qu’ils soient obligés de marcher la nuit, ce qui était encore plus dangereux et les ralentirait. Cela dit, il paraissait peu probable, vu le nombre de gens qui circulaient au bord du canal, qu’on demande leurs papiers à tous, ou que tous en aient, d’ailleurs.

Alors ils se mêlèrent à la foule qui longeait le canal. Kyu transportait son balluchon, chaînes aux pieds, allait chercher de l’eau pour Bold, et feignait d’ignorer les ordres, sauf les plus simples. Il faisait si bien l’idiot que c’en était terrifiant. Des groupes de haleurs tiraient des barges, ou tournaient des volants afin de relever et d’abaisser les écluses qui ponctuaient le canal à intervalles réguliers. Les hommes allaient souvent par deux, maître et serviteur ou esclave. Bold donnait des ordres à Kyu, mais était trop inquiet pour y prendre plaisir. Comment savoir quels ennuis Kyu pourrait encore lui attirer dans le Nord ! Bold ne savait pas ce qu’il éprouvait, ça changeait d’une minute à l’autre. Il n’arrivait pas à croire que Kyu lui avait imposé cette évasion. Il sifflait entre ses dents ; il avait le pouvoir de vie ou de mort sur le gamin, et pourtant il continuait d’avoir peur de lui.

Sur une jolie petite place pavée, à côté d’une écluse refaite avec des rondins fraîchement coupés, un yamen local et ses adjoints arrêtaient un groupe sur quatre ou cinq. Tout à coup, ils firent signe à Bold, qui poussa Kyu devant lui, désemparé. Un yamen lui demanda ses papiers. Il était flanqué d’un fonctionnaire de plus haut rang, un préfet portant sur sa robe un écusson brodé représentant des éperviers entrelacés. Les symboles de la fonction du préfet étaient simples à déchiffrer – le rang inférieur arborait une caille picorant le sol, le plus élevé, des grues planant au-dessus des nuages. C’était donc un personnage de haut rang, peut-être à la recherche de l’incendiaire de Hangzhou. Bold réfléchissait déjà à des mensonges, se préparant à fuir, lorsque Kyu fouilla dans son sac et lui remit une liasse de papiers attachée avec un ruban de soie. Bold dénoua le ruban et tendit le paquet au yamen en se demandant ce qu’il contenait. Il connaissait les lettres tibétaines qui disaient « Om Mani Padme Oum » – d’ailleurs comment ne pas les connaître alors qu’elles étaient sculptées sur toutes les roches de l’Himalaya ? – mais, en dehors de ça, il était illettré, et l’alphabet chinois ressemblait à des empreintes de pattes de poule, chaque lettre étant différente des autres.

Le yamen et le fonctionnaire à l’épervier lurent les deux papiers du dessus et les tendirent à Bold, qui les rattacha et les rendit à Kyu sans les regarder.

— Faites attention du côté de Nanjing, dit l’épervier. Il y a des bandits dans les collines, juste au sud.

Quand ils furent hors de vue de la patrouille, Bold flanqua un bon coup à Kyu pour la première fois.

— Qu’est-ce que c’est que ça ! Pourquoi ne m’as-tu pas parlé des papiers ! Comment veux-tu que je sache quoi dire aux gens ?

— J’avais peur que tu les prennes et que tu me laisses.

— Qu’est-ce que tu me racontes ? S’ils disent que j’ai un esclave noir, alors il me faut un esclave noir, non ? Qu’est-ce que ça dit ?

— Ça dit que tu es un marchand de chevaux rattaché à la Flotte des trésors, qui va à Nanjing pour affaires. Et que je suis ton esclave.

— Où tu les as eus ?

— C’est un type sur un bateau de riz qui me les a faits.

— Alors il connaît nos plans ?

Kyu ne répondit pas, et Bold se demanda si le bateau de riz n’avait pas flambé lui aussi. Ce gamin était capable de tout. De se procurer une clé, des faux papiers, de préparer les petites boules de feu… Si par malheur Kyu pensait un jour ne plus avoir besoin de Bold, celui-ci se réveillerait un matin la gorge tranchée. Il serait sûrement plus en sécurité tout seul.

Il ruminait cette pensée alors qu’ils passaient le long du chemin de halage. Il pouvait abandonner le gamin à son sort. Kyu finirait alors ses jours comme esclave, ou serait mis à mort sur-le-champ, comme fugitif, ou bien exécuté, un peu plus tard, comme criminel et incendiaire. En tout cas, Bold pourrait repartir vers le nord-ouest, vers la grande muraille et les steppes qui se trouvaient au-delà, et rentrer chez lui.

À la façon dont Kyu évitait son regard et se faufilait derrière lui, il était évident qu’il savait plus ou moins ce qu’il pensait. C’est ainsi que, pendant un jour ou deux, Bold lui donna des ordres sur un ton sec, et que Kyu sursautait à chacune de ses paroles.

Mais Bold ne l’abandonna pas, et Kyu ne lui trancha pas la gorge. En réfléchissant, Bold devait bien admettre que son karma était, d’une façon ou d’une autre, lié à celui du gamin. Il en faisait pour ainsi dire partie. Il était très possible qu’il soit là pour l’aider.