— Écoute, dit un jour Bold. Tu ne peux pas aller à la capitale tuer l’empereur. Ce n’est pas raisonnable. Et à quoi ça servirait, de toute façon ?
Le gamin répondit en arabe, sur un ton morne, le dos rond :
— À leur faire mettre genou à terre.
Encore un terme de chameliers.
— Pourquoi ?
— Les arrêter.
— Mais même si tu tuais l’empereur cela n’y changerait rien. Ils se contenteraient de le remplacer par un autre, et tout continuerait comme avant. Les choses sont ainsi.
Ils poursuivirent un moment, puis Kyu demanda :
— Ils ne se battraient pas pour choisir le nouvel empereur ?
— Une guerre de succession ? Ça arrive parfois. Ça dépend de celui qui est censé monter sur le trône. Mais je ne sais plus qui c’est. Cet empereur, le Yongle, est un usurpateur. Il s’est emparé du trône qui aurait dû revenir à son neveu, ou à son oncle. Mais d’habitude, c’est le fils aîné qui succède à son père. À moins que l’empereur ne désigne un autre successeur. De toute façon, la dynastie continue. Il est rare qu’il y ait un problème.
— Mais ça pourrait arriver ?
— Ça se pourrait, et ça ne se pourrait pas. En attendant, ils passeraient leurs nuits à réfléchir à la meilleure façon de te torturer. Ce qu’ils t’ont fait sur le bateau ne serait rien à côté. Les empereurs Ming ont les meilleurs bourreaux du monde, tout le monde le sait.
Ils poursuivirent. Un peu plus tard :
— Ils ont tout ce qui se fait de mieux au monde, se lamenta le gamin. Les meilleurs canaux, les meilleures villes, les meilleurs bateaux, les meilleures armées. Ils voguent sur les mers et partout, tout le monde s’incline bien bas devant eux. Ils touchent terre, ils voient la dent du Bouddha et ils la prennent avec eux ; ils installent un roi qui les servira et ils repartent, et ils font la même chose partout où ils vont. Ils vont conquérir le monde entier, châtrer tous les garçons, et tous les enfants seront les leurs et le monde entier finira par être chinois.
— Peut-être, répondit Bold. C’est possible. Ils sont très nombreux, c’est certain. Et la Flotte des trésors est très impressionnante, il n’y a pas de doute. Mais on ne peut pas aller en bateau au cœur du monde, dans les steppes d’où je viens. Et les gens de là-bas sont beaucoup plus coriaces que les Chinois. Ils ont déjà conquis la Chine. Alors ça devrait aller. Et écoute-moi : peu importe ce qui arrivera, tu n’y peux rien.
— On verra ça à Nanjing.
C’était dingue, évidemment. Le gamin se faisait des illusions. Enfin, il avait cette lumière dans le regard – inhumaine, totémique, comme si son nafs regardait les choses par ses yeux –, un regard qui donnait à Bold le frisson, le long du premier chakra, celui qui arrivait derrière les testicules. En dehors du nafs parasite avec lequel Kyu était né, il y avait quelque chose de terrifiant dans sa haine, quelque chose d’impersonnel et d’étrangement inquiétant. Bold avait la certitude de voyager avec une puissance surnaturelle, un enfant sorcier africain, ou un shaman, un tulku qui avait été capturé dans la jungle et châtré, ce qui avait démultiplié son pouvoir, maintenant voué à la vengeance. Se venger des Chinois ! Il était sûr que le gamin était dingue, mais il était encore plus curieux de voir ce que ça pouvait donner.
Nanjing était bien plus grande que Hangzhou. Bold dut renoncer à s’émerveiller. C’était aussi le port d’attache de la grande Flotte des trésors. Une ville entière de constructeurs de navires avait poussé le long de l’estuaire du Yang-Tsé. Les chantiers navals comprenaient sept énormes cales sèches perpendiculaires au fleuve. Des soldats en gardaient les portes, pour empêcher les sabotages. Des milliers d’artisans, charpentiers, menuisiers et voiliers, vivaient dans des quartiers situés derrière les cales sèches, et cette ville tentaculaire, appelée Longjiang, comprenait des dizaines et des dizaines d’auberges pour les ouvriers de passage et les matelots descendus à terre. Les discussions, le soir, dans ces auberges, tournaient surtout autour du sort de la Flotte des trésors et de Zheng He, qui s’occupait, ces temps-ci, de construire un temple dédié à Tianfei, tout en préparant une autre grande expédition vers l’ouest.
Bold et Kyu n’eurent aucun mal à s’introduire dans le décor, se faisant passer pour un petit marchand et son esclave. Ils louèrent des coins pour dormir sur les matelas de l’Auberge de la mer du Sud. Là, le soir, ils entendirent parler de la construction d’une nouvelle capitale à Beiping, projet auquel l’empereur Yongle consacrait beaucoup de sa fortune et de son attention. Beiping, avant-poste de la province du Nord, sauf durant les dynasties mongoles, avait été le lieu d’où Zhu Di exerçait son pouvoir avant d’usurper le Trône du Dragon, devenant l’empereur Yongle. Il la remerciait à présent en y installant la nouvelle capitale impériale, changeant son nom de Beiping (« paix du Nord ») en Beijing (« capitale du Nord »). Des centaines de milliers d’ouvriers avaient été envoyés de Nanjing vers le nord pour construire un palais absolument énorme. À vrai dire, tous les avis concordaient : la ville entière était transformée en une sorte de palais – le Grand Intérieur, comme on disait, interdit à quiconque sauf à l’empereur, à ses concubines et à ses eunuques. Hors de cette précieuse cité devait se trouver une ville impériale plus vaste, toute nouvelle également.
On disait que la bureaucratie confucéenne, qui dirigeait le pays pour le compte de l’empereur, était opposée à toutes ces constructions. La nouvelle capitale, comme la Flotte des trésors, constituait une dépense énorme, une extravagance impériale qui déplaisait vivement aux fonctionnaires, parce qu’elle vidait les caisses du pays. Ils n’avaient pas dû voir les trésors rapportés par la Flotte, ou estimaient qu’ils ne permettaient pas des travaux si somptuaires. Ils ne croyaient qu’en Confucius, pour qui la fortune de l’empire, comme le voulait la tradition, devait provenir du travail intensif de la terre, et de l’assimilation des populations vivant aux frontières. Toutes ces innovations, ces chantiers navals et ces expéditions, ne reflétaient pour eux que la puissance croissante des eunuques impériaux, dont ils jalousaient l’influence grandissante. Dans l’auberge, les conversations étaient souvent très animées. Les matelots étaient généralement favorables aux eunuques – les marins étant loyaux envers la flotte, Zheng He, et les autres amiraux eunuques –, alors que les fonctionnaires, eux, n’étaient pas d’accord.
Bold regarda comment Kyu intervenait dans les conversations, n’hésitant pas à poser des questions. Il était à Nanjing depuis quelques jours à peine et connaissait déjà toutes sortes de racontars qui avaient échappé à Bold : l’empereur avait été renversé par un cheval que lui avaient donné les émissaires de Tamerlan, un cheval qui avait naguère appartenu à Tamerlan lui-même (Bold se demanda de quel cheval il pouvait s’agir ; c’était bizarre de penser qu’un animal avait pu vivre aussi longtemps. Après réflexion, il se rendit compte que Tamerlan était mort depuis deux ans seulement). La foudre était tombée sur le nouveau palais de Beijing, qui avait complètement brûlé. L’empereur avait publié un édit s’accusant lui-même de cette défaveur du ciel, provoquant la peur, la confusion et la critique. Dans le sillage de ces événements, certains fonctionnaires avaient ouvertement condamné les dépenses somptuaires engagées pour la nouvelle capitale et la Flotte des trésors, asséchant les finances au moment même où la famine et la rébellion dans le Sud requéraient toute l’attention et l’aide de l’empire. Très vite, l’empereur Yongle s’était lassé de ces critiques et avait fait exiler de Chine l’un des principaux détracteurs, et bannir les autres dans les provinces.