— Oui, dit Kirana avec cet air finaud qu’elle avait toujours, les coins de ses lèvres imperceptiblement relevés. Les Martiens, peut-être ?
Budur se rappela sa cousine Yasmina « s’entraînant à embrasser ». Des femmes aimant des femmes ; faire l’amour à des femmes ; cela était courant, dans la zawiyya, et probablement ailleurs aussi. Il y avait, après tout, beaucoup plus de femmes que d’hommes à Nsara, comme dans le reste du monde. On voyait très peu d’hommes d’une trentaine ou d’une quarantaine d’années dans les rues ou dans les cafés de Nsara, et ces rares hommes paraissaient souvent hantés, ou fuyants, perdus dans les brumes de l’opium, bien conscients de s’être, en quelque sorte, tirés des griffes du destin. Oui – toute cette génération avait été sacrifiée. C’est pourquoi l’on voyait si souvent des femmes en couple, se tenant par la main, vivant ensemble dans des vieux immeubles sans ascenseurs ou dans des zawiyyas. Plus d’une fois, Budur les avait entendues dans sa propre zawiyya, dans la salle de bains ou dans les chambres, ou marchant dans le couloir, tard dans la nuit. Cela faisait simplement partie de la vie, quoi qu’en disent les gens. Elle avait elle-même participé une ou deux fois aux jeux de Yasmina, au harem. Yasmina lisait à haute voix l’un de ses romans roses, écoutait l’un de ses feuilletons radiophoniques, ou l’une de ces plaintives mélodies qui leur arrivaient de Venise ; après quoi elle sortait se promener dans la cour, en chantant sous la lune, espérant qu’un homme serait en train de l’espionner en cet instant précis, ou qu’il sauterait par-dessus le mur pour la prendre dans ses bras. Mais il n’y avait pas d’hommes dans les parages pour faire ça. Essayons juste de voir ce que cela ferait, murmurait-elle d’une voix rauque à l’oreille de Budur, comme ça on saura quoi faire, et une fois la surprise passée, Budur la sentait l’embrasser passionnément sur la bouche en se collant contre elle, et quand Budur avait surmonté sa surprise, elle sentait la passion l’envahir, comme si un transfert de ki venait de s’opérer. Alors, elle lui rendait son baiser en pensant : Est-ce que quand ce sera pour de vrai ça me fera battre le cœur aussi fort que ça ? Est-ce possible ?
La cousine Rema était encore plus experte, bien que moins passionnée, que Yasmina. Comme Idelba, elle avait déjà été mariée, et avait vécu dans une zawiyya à Rome. Elle les regardait faire et disait calmement : Non, pas comme ça, passez votre jambe derrière celle de l’homme que vous embrassez, pressez votre pubis contre sa hanche, ça les rend complètement fous, cela ferme le circuit, vous comprenez, le ki passe de vous à lui comme dans une dynamo. Quand elles essayaient de le faire, elles constataient que c’était vrai. Après quelque temps de cet exercice, Yasmina avait le rouge aux joues, et se mettait à pleurer de manière peu convaincante, Oh, que nous sommes mauvaises, que nous sommes mauvaises, alors Rema se gaussait et disait : Ces choses arrivent dans tous les harems de la Terre. Cela montre à quel point les hommes sont idiots. Cela montre à quel point le monde est devenu fou.
Maintenant, au beau milieu de la nuit, dans ce café de Nsara, Budur pressa doucement son genou contre celui de Kirana, d’une manière éloquente, amicale mais neutre. Les fois précédentes, elle s’était toujours arrangée pour partir en même temps que d’autres étudiants. Elle évitait de croiser le regard de Kirana quand cela aurait pu prêter à conséquence, passer pour une invitation à la suivre. Elle n’était pas sûre, si elle répondait de manière plus directe à ses avances, ou s’engageait dans quoi que ce fût, dans l’au-delà des baisers et des caresses, des répercussions que cela pourrait avoir sur ses études, ou sur sa vie en général. Le sexe, elle savait ce que c’était, ce serait la partie la plus évidente ; mais elle ne savait rien du reste. Elle n’était pas sûre de vouloir une aventure avec cette femme plus vieille qu’elle, si forte, sa prof, et pourtant, encore, d’une certaine façon, une étrangère. Mais si on ne se jette pas à l’eau, est-ce que les gens ne restent pas, pour toujours, des étrangers ?
13
Budur et Kirana étaient à une soirée mondaine, se sentant un peu perdues au milieu de la foule des invités qui se pressaient en grand nombre sur l’immense patio dominant la Lawiyya et son estuaire. Elles se tenaient si près l’une de l’autre que leurs bras se touchaient un peu, comme sans le faire exprès, comme si la cohue autour du riche mécène, le philosophe Tahar Labid, les obligeait à le faire si elles voulaient jouir des magnifiques perles qui sortaient de sa bouche ; même si en fait il était évident qu’il n’était qu’un affreux vantard, un homme qui ne cessait de répéter votre nom tout en vous parlant, à peu près à chaque phrase qu’il daignait vous adresser, ce qui à la longue était des plus troublants. On aurait dit qu’il essayait de vous dominer, ou bien, plus simplement, de se rappeler quel était le nom de la personne à laquelle il débitait l’un de ses interminables monologues. Se rendrait-il compte un jour que cela poussait les gens à le fuir à tout prix ?
Après un certain temps de ce régime, Kirana ne put s’empêcher de frissonner. Elle avait l’impression qu’il était en train de boire ses propres paroles, et cela ressemblait un peu trop à cette façon qu’elle avait elle aussi, parfois, de se perdre. Il était temps de s’éloigner. Elle prit Budur par la main et l’emmena un peu plus loin. À force de nettoyer la vaisselle du laboratoire, Budur avait les mains toutes blanches et gercées.
— Tu devrais mettre des gants en caoutchouc, lui dit Kirana. Je pensais qu’ils feraient attention à ça, au laboratoire.
— C’est le cas, et j’en mets. Mais parfois, avec, on a du mal à tenir les choses…
— Qu’importe.
Budur sourit intérieurement que Kirana, cette grande intellectuelle, s’intéresse aux craquelures de ses mains. Puis on vint lui demander ce qu’elle pensait de certaines féministes chinoises, et un auditoire se forma autour d’elle, avide d’entendre sa réponse. Budur la regarda expliciter les liens qui les rattachaient aux musulmans chinois, et notamment à Kang Tongbi. Grâce aux encouragements de son mari, l’intellectuel sino-musulman Ibrahim al-Lanzhou, elle avait jeté les bases d’un féminisme théorisé plus tard dans la Chine intérieure par plusieurs générations de femmes de la défunte période Qing. Leurs revendications avaient été farouchement combattues par la bureaucratie impériale, puis la Longue Guerre avait fait passer tout cela au second plan, et les brigades de femmes et les équipes d’ouvrières s’étaient trouvées plongées dans une misère sociale telle que rien, même pas les efforts des fonctionnaires chinois, n’avaient pu leur faire faire marche arrière. Kirana pouvait réciter de mémoire la liste des demandes faites au cours de la guerre par le Conseil Chinois des Femmes Travaillant dans l’Industrie, et ne se priva pas de le prouver sur-le-champ :
— Égalité des droits pour les hommes et pour les femmes, accès plus large et facilité des femmes à l’éducation, amélioration du statut de la femme au foyer, monogamie, droit des femmes au choix du conjoint, aides aux carrières, interdiction de vendre ou d’acheter une femme, interdiction d’avoir une concubine, interdiction de mutiler physiquement une femme, amélioration du statut politique de la femme, réforme de la prostitution…
On aurait dit une sorte de chanson étrange, comme un chant ou une prière.
— Seulement, vous comprenez, les féministes chinoises disaient que les femmes avaient la partie plus belle au Yingzhou ou à Travancore, et à Travancore les femmes disaient avoir tout appris des Sikhs, qui avaient tout appris dans le Coran. Et nous nous sommes focalisées sur les Chinoises. En fait, vous comprenez, c’est un peu comme si les femmes du monde entier s’étaient donné le mot pour dire qu’ailleurs les femmes sont mieux traitées, et avaient ainsi entrepris le long processus d’amélioration de leurs conditions de vie ! Sur des bases fausses : cela n’allait bien nulle part, sauf chez les Hodenosaunees, mais cela nous ne le savions pas encore.