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Idelba vint trouver Budur un soir à la zawiyya et la mit à nouveau en garde :
— Budur, ce que je t’ai dit à propos de l’alactin. Ce que sa fission impliquerait… N’en parle à personne, hein…
— Bien sûr que non. Mais dans ce cas, pourquoi m’en as-tu parlé ?
— Eh bien… nous nous demandons si nous ne sommes pas surveillés… Apparemment, par quelques-uns des membres du gouvernement, par un service de sécurité quelconque. C’est un peu flou. En tout cas, on n’est jamais trop prudent.
— Pourquoi ne préviens-tu pas la police ?
— Bah…
Budur vit qu’elle se retenait de lever les yeux au ciel.
— Depuis la guerre, la police fait partie de l’armée, dit Idelba en baissant la voix. Alors nous préférons absolument éviter d’attirer l’attention sur ce genre de sujets.
— Enfin, ça ne devrait pas être un problème ici, répondit Budur avec un ample geste du bras. Les femmes de la zawiyya ne trahiraient jamais l’une de leurs compagnes, et sûrement pas à la police.
Idelba la regarda en se demandant si elle était sérieuse.
— Ne sois pas si naïve, dit-elle enfin, sèchement.
Puis elle lui tapota le genou et se leva pour aller aux toilettes.
D’autres nuages devaient bientôt assombrir le bonheur de Budur. Dans tout le Dar al-Islam, les journaux ne parlaient que de troubles et d’inflation. Les coups d’État militaires au Skandistan, en Moldavie, en al-Germanie et au Tyrol, tout près de Turi, avaient inspiré au reste du monde une terreur sans commune mesure avec leur portée ; ils avaient été perçus comme le signe d’un regain d’agressivité de la part des musulmans. L’islam tout entier était accusé de ne pas respecter les résolutions imposées après la guerre par la Conférence de Shangaï, comme si l’islam était un bloc monolithique – ce qui était déjà un concept lisible au plus fort de la guerre. La Chine, l’Inde et le Yingzhou demandèrent la remise en vigueur des sanctions et des embargos. L’effet de cette seule menace se fit immédiatement sentir en Franji. Les cours du riz, des pommes de terre, du sirop d’érable et du café montèrent vertigineusement. Les habitants se remirent à stocker, les vieilles habitudes de la guerre reprenant rapidement le dessus, et alors que les prix grimpaient en flèche, les produits de première nécessité disparurent des épiceries au moment où ils apparaissaient sur les étagères. Et cela valait pour tout, pour les denrées alimentaires comme pour le reste. Le stockage était un phénomène extrêmement contagieux, une sale mentalité, un manque de confiance dans la faculté du système à faire face aux problèmes ; et comme le système s’était en effet désastreusement effondré à la fin de la guerre, beaucoup de gens étaient prompts à stocker à la première alerte. Faire à manger à la zawiyya était devenu un exercice d’ingéniosité. Elles n’avaient souvent pour dîner qu’une soupe de pommes de terre, aromatisée ou agrémentée de tout ce qui permettait de lui donner un semblant de goût ; mais elles étaient souvent obligées de l’allonger de beaucoup d’eau pour que toutes, autour de la table, en aient un bol.
La vie dans les cafés se poursuivait dans sa gaieté coutumière, en apparence du moins. Les voix trahissaient peut-être une certaine nervosité ; les rires semblaient parfois forcés, les yeux étaient plus brillants, les piliers de bar encore plus soûls que d’habitude. On commença même à stocker l’opium. Des gens se déplaçaient avec des brouettes de papier-monnaie. Certains sortaient de leurs poches des billets romains de cinq quintillions de drachmes pour payer les cafés, et s’esclaffaient quand on les leur refusait. En fait, ce n’était pas très drôle. Toutes les semaines le prix des choses augmentait, et on avait l’impression qu’il n’y avait rien à faire. Les gens riaient de leur propre désarroi. Budur allait moins souvent au café, ce qui lui faisait faire des économies, et lui évitait l’un de ces moments bizarres avec Kirana. Elle allait parfois avec Piali, le neveu d’Idelba, dans d’autres genres de cafés, plus populaires. Piali et ses copains, dont parfois Hasan et son ami Tristan, semblaient préférer les gargotes fréquentées par les marins et les dockers. Et c’est ainsi que, cet hiver-là, alors qu’un épais brouillard stagnait dans les rues de la ville, Budur passa de longs moments à écouter des histoires du Yingzhou et du tempétueux Atlantique, le plus redoutable de tous les océans.
— Nous vivons de souffrances, dit amèrement Zainab Shah, tout en tricotant dans leur café habituel. Nous sommes comme les Japonais une fois conquis par les Chinois.
— Que se brise le calice des circonstances, murmura Kirana.
Elle avait une expression sereine et indomptable dans la pénombre.
— Ils se sont déjà tous brisés, ajouta Naser.
Il était assis dans un coin, et regardait la pluie courir sur les vitres. Il fit tomber la cendre de sa cigarette dans un cendrier.
— Et je ne dirai pas que je le regrette.
— En Iran non plus ils n’ont pas l’air de le regretter, dit Kirana comme pour le réconforter. Ils font de sacrés progrès là-bas, ils sont très en avance dans des tas de domaines. La linguistique, l’archéologie, les sciences physiques… Les plus grands savants sont chez eux.
Naser approuva, perdu dans ses pensées. Budur avait compris qu’il avait consacré sa fortune à financer bon nombre de recherches, depuis son exil à la cause indéterminée. Encore une vie bien compliquée.
La pluie redoubla. Le temps semblait communier avec eux. Le vent et la pluie giflaient la devanture du café La Sultane, et de grands filets d’eau serpentaient sur les carreaux, chassés par de brusques rafales. Le vieux soldat regardait la fumée de sa cigarette monter, plumets jumeaux de gris et de brun, puis se détacher en volutes solitaires. Piali lui avait naguère expliqué la dynamique de cette paresseuse ascension, reflet inversé des deltas de pluie qui ruisselaient sur les vitres. Une lumière d’orage parait d’argent la rue détrempée. Budur se sentait heureuse. Le monde était beau. Elle avait tellement faim que le lait de son café lui faisait comme un repas. La lumière de l’orage était un repas. Elle pensait : Cet instant est beau. Ces vieux Perses sont beaux ; leur accent persan est beau. La rare sérénité de Kirana est belle. Adieu, passé ! Adieu, futur ! Ce bon vieux Khayyam l’avait bien compris, et c’était l’une des raisons pour lesquelles les mollahs ne l’aimaient pas.
Les autres rentrèrent chez eux, et Budur resta avec Kirana, qui écrivait dans son carnet à couverture marron. Kirana leva les yeux, contente que Budur la regarde. Elle prit une cigarette, et elles parlèrent un moment, du Yingzhou et des Hodenosaunees. Comme toujours, les idées de Kirana débouchaient sur quelque chose d’intéressant. Elle pensait que, aussi paradoxal que cela puisse paraître, si les Hodenosaunees avaient réussi à survivre lorsque le Vieux Monde les avait découverts, c’était parce qu’ils étaient au tout premier stade de la civilisation. C’étaient des chasseurs et des cueilleurs astucieux, plus intelligents que les individus des cultures plus développées, et beaucoup plus ouverts que les Inkas, engoncés dans un système théocratique rigide. S’ils n’avaient pas été aussi vulnérables aux maladies du Vieux Monde, les Hodenosaunees auraient très certainement déjà conquis la planète. Maintenant, ils rattrapaient le temps perdu.
Elles parlèrent de Nsara, de l’armée, des religieux, de la madrasa et du monastère. De l’enfance de Budur. Du séjour en Afrique de Kirana.