Quand le café ferma, Budur suivit Kirana jusqu’à sa zawiyya, où il y avait un petit bureau mansardé dont la porte était souvent fermée. Là, sur un canapé, elles roulèrent l’une sur l’autre, en s’embrassant à pleine bouche, glissant d’une étreinte à la suivante. Kirana serrait Budur à lui broyer les côtes. Elle l’étreignait encore de toutes ses forces quand son ventre se crispa sous l’effet d’un violent orgasme.
Ensuite, Kirana la tint contre elle, plus calme que jamais, avec son habituel sourire en coin.
— À ton tour, dit Budur.
— J’ai déjà joui, je me frottais sur ton tibia.
— Tu sais, il y a plus doux que ça.
— Non, vraiment, ça va. Je suis contente.
Et Budur comprit, avec un choc qu’elle ne put s’empêcher de trahir par son regard, que Kirana ne la laisserait pas la toucher.
15
Par la suite, Budur éprouva un curieux sentiment pendant les cours, puis au café. Kirana se comportait avec elle comme elle l’avait toujours fait, sans doute par souci des convenances. Budur trouva cela déroutant, et presque triste. Au café, elle s’asseyait de l’autre côté de la table, en face de Kirana, dont elle croisait rarement le regard. Mais Kirana paraissait fort bien s’en accommoder, continuant à discourir comme d’habitude. Maintenant, Budur trouvait à sa façon de parler quelque chose d’un peu forcé, voire d’exaspérant. Pourtant celle-ci n’avait en rien changé. Ce n’était ni plus ni moins verbeux qu’avant.
Budur se tourna vers Hasan, qui racontait son futur voyage vers les îles du Sucre, où il comptait bien passer ses journées à fumer de l’opium, vautré sur les vastes plages de sable blanc, ou à nager dans l’eau turquoise, aussi chaude qu’un bain.
— Ce serait génial, non ? demanda-t-il.
— Je garde ça pour ma prochaine vie, répondit Budur.
— Ta prochaine vie ! fit Hasan en haussant les épaules, tout en la regardant les yeux brillants, avec un sourire sardonique. C’est si mignon d’y croire…
— On ne sait jamais, dit Budur.
— C’est vrai. Tu devrais aller voir madame Sururi, elle te dirait qui tu étais dans tes vies passées. Tu pourrais même parler à tes anciens amoureux, dans le bardo. La moitié des veuves de Nsara le font. Il paraît que ça les aide à se sentir mieux. Tant qu’on y croit… (Il fit un geste en direction de la vitre, derrière laquelle on voyait passer des gens, la tête rentrée dans les épaules, sous leur parapluie.) Quoi qu’il en soit, c’est stupide. La plupart des gens ne vivent même pas la seule vie qu’ils ont…
Une seule vie… Budur avait du mal à accepter cette idée, bien que la science, et tout le reste, l’ait clairement établi : on n’avait qu’une seule vie. Quand Budur était petite, sa mère lui avait dit un jour : Sois gentille ou tu reviendras plus tard sous la forme d’un escargot. Aux enterrements, on disait une prière pour la prochaine vie des morts ; on demandait à Allah de leur donner une chance de s’améliorer. Il n’était plus question de ça maintenant, pas plus que de l’idée de vie future, de paradis, d’enfer, de Dieu lui-même – toutes ces sornettes, toutes ces croyances superstitieuses des anciennes générations qui, dans leur immense ignorance, concoctaient des mythes pour donner un sens aux choses. Ils vivaient à présent dans un monde matériel, devenu ce qu’il était grâce à la chance et à la physique ; ils se démenaient pendant une seule et unique vie, et mouraient ; c’était la conclusion que les physiciens avaient tirée de leurs travaux. Et rien de ce que Budur avait pu voir ou vivre ne lui permettait de démentir cette affirmation. Pas de doute, c’était vrai. C’était la réalité ; ils devaient s’y faire, ou vivre dans le mensonge. Tout le monde devait accommoder cet état de fait à sa propre solitude cosmique, à la Nakba, à la faim, aux soucis, aux cafés, à l’opium, et à la conscience de sa finitude.
— J’ai bien entendu ? Tu as dit que nous devrions aller voir madame Sururi ? lança Kirana depuis l’autre côté de la table. C’est une très bonne idée ! Ce serait une sorte de classe de nature ! Ce serait très profitable pour tout le monde – un peu comme de visiter un endroit où les gens n’auraient pas changé de mode de vie depuis des siècles.
— D’après ce qu’on m’a dit, ce serait une vieille drôlesse, mais tout ça c’est du charlatanisme.
— Une de mes amies est allée la voir. Elle m’a dit qu’elle s’était beaucoup amusée.
Ils avaient passé bien trop d’heures assis là, à regarder les mêmes cendriers, les mêmes ronds de café sur les tables, les mêmes deltas de pluie sur les vitres. Alors, ils allèrent tous chercher leur manteau, leur parapluie, et prirent le tram numéro quatre vers un quartier déshérité, près du vieux port. Il y avait de petites épiceries arabes à chaque coin de rue. Entre un petit magasin de couture et une laverie, une étroite volée de marches montait vers des appartements au-dessus d’une boutique. Ils frappèrent à une porte, et on les fit entrer dans une sorte de grande pièce noire, pleine de canapés et de tables basses. Apparemment, il s’agissait de l’ancien salon d’un grand appartement défraîchi.
Une dizaine de femmes âgées et trois vieux messieurs regardaient, assis sur des chaises, une femme aux cheveux noirs. Elle était plus jeune que Budur ne s’y attendait, mais pas si jeune que ça. Elle était habillée comme les Zott, elle avait les yeux passés au khôl, les lèvres et les joues maquillées, et ses bras et son cou disparaissaient sous une profusion de bijoux fantaisie. Quand ils entrèrent, elle parlait à ses adeptes d’une voix basse et gutturale. Elle invita, d’un geste, les nouveaux arrivants à prendre place sur des chaises vides à l’arrière de la pièce.
— Chaque fois que l’âme descend dans un corps, poursuivit-elle, c’est comme si un soldat de Dieu montait au front de la vie pour combattre l’ignorance et les méchants. Il essaye alors dans la mesure de ses moyens de révéler son propre statut divin et d’établir la vérité de Dieu sur Terre. Puis, à la fin de son voyage dans cette incarnation, il retourne à sa propre région du bardo. Quand les conditions le permettent, je peux parler à cette région du bardo.
— Combien de temps y reste l’âme avant de revenir ? demanda l’une des vieilles dames.
— Cela dépend des circonstances, répondit madame Sururi. Chaque âme a sa propre façon d’évoluer. Certaines ont commencé dans le monde minéral, d’autres dans le monde animal. Quelquefois cela commence par l’opposé ; les dieux cosmiques assument directement forme humaine. (Elle hocha la tête comme si elle était coutumière de ce dernier fait.) Il y a tellement de façons différentes…
— Alors, ce serait vrai ? Nous aurions été des animaux lors d’une précédente incarnation ?
— Oui, c’est tout à fait possible. Au cours du long voyage de notre âme, nous avons été toutes sortes de choses. Y compris des plantes et des animaux. On ne peut évidemment pas évoluer beaucoup entre deux incarnations. Mais en l’espace de plusieurs incarnations, de grands changements peuvent être accomplis. Par exemple, le seigneur Bouddha a lui-même révélé avoir été une chèvre dans une précédente existence. Mais comme il était devenu dieu, cela n’avait plus d’importance.
Kirana étouffa un sifflement entre ses dents et bougea sur sa chaise pour masquer le bruit.
Madame Sururi fit comme si de rien n’était et continua :
— Il n’était pas difficile pour lui de voir ce qu’il avait été dans le passé. Certains d’entre nous ont cette faculté. Mais il savait que le passé ne comptait pas. Notre but n’est pas derrière nous, il est devant nous. À toute personne un tant soit peu dotée de conscience, je le dis toujours, le passé n’est que poussière. Je dis cela parce que le passé ne nous a pas donné ce que nous cherchions. Ce que nous voulons, c’est « réaliser Dieu » et être auprès de ceux que nous aimons. Cela ne dépend que de notre cri intérieur. Nous devons dire : « Je n’ai pas de passé. Je commence ici et maintenant, avec la grâce de Dieu et mes propres aspirations. »