Выбрать главу

Il n’y avait pas grand-chose à objecter, pensa Budur. Cela lui allait droit au cœur ; étrange, étant donné de qui cela venait ; mais elle sentait le scepticisme qui émanait de Kirana, pareil à la chaleur d’un brasier. D’ailleurs, il lui sembla qu’il commençait à réchauffer la pièce elle-même, comme un radiateur poussé au maximum. Mais peut-être tout cela n’était-il que l’effet de la propre gêne de Budur. Elle se pencha vers Kirana et lui serra la main dans l’espoir d’apaiser son agitation. Budur trouvait les propos de la voyante finalement très intéressants.

Une vieille veuve, qui portait toujours cette sorte de badge qu’on leur avait distribué pendant la guerre, dit :

— Quand une âme choisit d’investir un nouveau corps, est-ce qu’elle sait déjà le genre de vie qu’elle va avoir ?

— Elle ne verra que les possibles. Dieu est omniscient, mais Il cache le futur. Même Dieu ne se sert pas tout le temps de son omniscience. Sinon, ce serait trop facile.

La bouche de Kirana s’ouvrit, toute ronde, comme pour dire quelque chose, et Budur lui flanqua un coup de coude.

— L’âme se souvient-elle de ce qu’elle a connu précédemment, ou bien oublie-t-elle tout à chaque fois ?

— L’âme n’a pas besoin de se rappeler ce genre de choses. Ce serait comme se souvenir de ce qu’on a mangé la veille, ou de ce qu’une disciple a fait à manger. Il me suffit de me rappeler que la disciple a été gentille avec moi, et qu’elle m’a donné à manger. Je n’ai pas besoin de me rappeler le menu de chaque repas. Juste qu’on me l’a offert. Seul cela marque l’âme.

— Parfois, mon… mon amie et moi, nous méditons en nous regardant dans les yeux… Il nous semble parfois que nos visages se transforment… Que nos cheveux n’ont plus la même couleur. Je me demande ce que cela veut dire…

— Cela veut dire que vous voyez vos précédentes incarnations. Mais je ne vous le recommande pas. Supposez, que trois ou quatre incarnations plus tôt, vous ayez été une féroce tigresse ? À quoi bon le savoir ? En vérité je vous le dis, le passé n’est que poussière…

— Est-ce que, par hasard, certains de vos disciples… heu… est-ce que certains d’entre nous se seraient connus dans leurs précédentes incarnations ?

— Oui. Nous voyageons en groupe. Nous passons notre temps à nous croiser. Il y a deux disciples, ici, par exemple, qui sont des amies dans cette vie présente. En méditant sur elles, j’ai appris que dans une vie passée elles avaient été sœurs, très proches l’une de l’autre. Et dans une incarnation antérieure, elles étaient mère et fils. Les choses sont ainsi. Rien n’échappe à mon troisième œil. Quand vous avez établi un profond lien spirituel, rien ne peut vraiment le faire disparaître.

— Pouvez-vous nous dire… pouvez-vous nous dire qui nous étions autrefois ? Ou qui parmi nous a ce lien ?

— En fait, je n’ai rien dit personnellement à ces deux personnes, mais mes vrais disciples m’ont entendu le leur dire en leur for intérieur. Et donc ils le savent déjà, au plus profond d’eux. Mes vrais disciples – ceux que j’ai choisis comme miens, et qui m’ont choisie moi – seront comblés et se réaliseront dans cette incarnation, ou dans la prochaine, ou dans très peu d’incarnations. Certains disciples auront besoin d’une vingtaine d’incarnations, parce qu’ils ont mal commencé. D’autres, qui sont venus à moi dans leur première ou deuxième incarnation humaine, auront peut-être besoin de centaines d’incarnations pour atteindre leur but. La première ou la deuxième incarnation ne sont, la plupart du temps, que des incarnations à moitié animales. L’animal est toujours en eux, comme un facteur dominant. En ce cas, comment pourraient-ils réaliser Dieu ? Même ici, parmi nous, au Centre de développement spirituel de Nsara, il y a de nombreux disciples qui n’ont eu que six ou sept incarnations… Et quand je me promène dans les rues de la ville, je vois certains Africains, ou des gens de l’autre côté des mers, qui sont encore à l’évidence plus proches de l’animal que de l’humain. Que peut faire un gourou de telles âmes ? Eh bien, il ne peut pas faire grand-chose.

— Pouvez-vous… pouvez-vous nous mettre en relation avec les âmes qui sont parties ? Maintenant ? N’est-il pas temps, enfin ?

Madame Sururi rendit à celle qui l’interrogeait son regard, calme, posé.

— Elles vous parlent en ce moment même, n’est-ce pas ? Nous ne pouvons les faire venir ici ce soir, à la vue de tout le monde. Les esprits n’aiment pas être ainsi exposés. Nous avons des invités qui n’y sont pas encore habitués. Et je suis fatiguée. Vous savez comme il est exténuant de dire à haute voix, dans ce monde-ci, les choses qui nous sont murmurées à l’esprit. Passons plutôt dans la salle à manger, et allons nous régaler des mets que vous avez eu la bonté d’apporter. Nous mangerons en sachant que ceux que nous aimons nous parlent en silence.

Ceux du café décidèrent, du regard, de partir pendant que les autres passaient dans la pièce voisine, ne voulant pas commettre l’indélicatesse de prendre la nourriture d’autrui sans croire à sa religion. Ils firent don de quelques piécettes à la voyante, qui les accepta dignement, ignorant les regards appuyés de Kirana, se contentant de la regarder sans honte ni complicité.

Le tram n’arriverait pas avant au moins une demi-heure, aussi le petit groupe préféra-t-il rentrer à pied, en traversant le quartier ouvrier, longeant le fleuve, s’amusant à rejouer certaines des scènes auxquelles ils venaient d’assister, rigolant, se moquant. Kirana riait plus fort que tous les autres, et dit, prenant le fleuve à témoin :

— Rien n’échappe à mon troisième œil ! Mais je ne peux rien vous dire pour le moment ! Quel tas de conneries !

— Je vous ai déjà dit ce que j’avais à vous dire à l’intérieur de vous-mêmes, maintenant, à table !

— Certains de mes disciples étaient des sœurs dans leurs vies antérieures, en fait des sœurs chèvres, mais de toute façon le passé, on s’en fout, ah, ah, ah, ah, ah, ah !

— Oh, ça va ! coupa sèchement Budur. Il faut bien qu’elle vive. (Puis elle se tourna vers Kirana :) Elle dit des choses aux gens, et ils lui donnent de l’argent. En quoi est-ce si différent de ce que tu fais, toi ? Et si, grâce à elle, ils se sentaient mieux ?

— Tu crois ça ?

— Elle leur donne quelque chose, et ils lui donnent à manger. Elle leur dit ce qu’ils souhaitent entendre. Toi, tu dis aux gens des choses qu’ils ne veulent pas entendre en échange de quoi manger, est-ce que c’est mieux ?

— Et comment ! répondit Kirana en gloussant de nouveau. C’est un sacré bon truc, vu comme ça. Voici ce que je te propose, hurla-t-elle au monde par-delà le fleuve. Je te dis ce que tu ne veux pas entendre, et toi tu me nourris !

Même Budur se mit à rire.

Ils franchirent le dernier pont bras dessus, bras dessous, en bavardant et en riant. Ils arrivèrent ainsi au centre-ville, dans le vacarme des trams et le brouhaha de la foule. Budur regardait les gens avec intérêt, se remémorant le visage aux traits fatigués de la fausse gourou, qui avait l’air si froidement professionnel, et si dur. Elle comprenait l’hilarité de Kirana. Les vieux mythes n’étaient que des histoires. La seule réincarnation à laquelle on avait droit était celle du lendemain matin, au réveil. Personne d’autre n’était vous, même pas celui qu’on était un an auparavant, ni celui qu’on serait dans dix ans. Tout était affaire de moment, d’une quantité infinitésimale de temps, si petite qu’elle était toujours derrière nous. La mémoire était sélective, une pièce sombre au chic désuet dans un quartier miteux animé par les flashs de lointaines lumières. Elle avait jadis été une jeune fille, dans le harem d’un brave marchand. Et maintenant ? Maintenant, elle était une femme libre, libre d’arpenter les rues de Nsara, de jour comme de nuit, en compagnie d’un groupe d’intellectuels railleurs – et voilà tout. Cela la fit rire elle aussi, d’un rire tellement éclatant qu’il en était douloureux, empli d’une joie qui touchait à la férocité. En fait, c’était là ce que Kirana donnait en échange d’un peu de nourriture.