16
La zawiyya de Budur accueillit trois nouvelles locataires. C’étaient des femmes tranquilles, qui avaient été poussées à venir là par des histoires pareilles à celles des autres, et qu’elles gardaient pour elles. Comme toujours, on commença par les faire travailler à la cuisine. La façon dont elles la regardaient et évitaient de se regarder entre elles mettait Budur mal à l’aise. Elle avait vraiment du mal à croire que de telles jeunes femmes puissent trahir une autre jeune femme si semblable à elles, et trouvait d’ailleurs deux des nouvelles arrivantes charmantes. Budur était plus dure avec elles qu’elle n’aurait voulu l’être, en évitant cependant de se montrer ouvertement hostile : Idelba l’avait prévenue qu’une telle attitude aurait pu éveiller leurs soupçons. C’était un jeu subtil auquel Budur n’avait pas l’habitude de jouer – en tout cas pas vraiment – et qui lui rappelait les divers rôles qu’il lui était déjà arrivé de jouer face à Père ou Mère, ce qui n’était pas un souvenir agréable. Elle voulait que tout soit complètement nouveau, elle voulait se tenir droite face au monde, poitrine contre poitrine, comme disaient les Iraniens. Mais, apparemment, vivre supposait de porter un masque la plupart du temps. Elle devait faire comme si de rien n’était pendant les cours de Kirana, jouer l’indifférence quand elles se retrouvaient dans les cafés, même quand elles étaient jambe contre jambe, et elle devait être aimable avec ces espionnes.
Pendant ce temps, de l’autre côté de la place, au laboratoire, Idelba et Piali travaillaient plus dur que jamais, continuant leurs recherches jusque tard dans la nuit, tous les soirs. Budur avait l’impression que les choses devenaient de plus en plus sérieuses bien qu’elle s’efforçât de minimiser ses problèmes. « Ce n’est que de la physique, répondait Idelba quand on l’interrogeait sur ses travaux. J’essaie d’y voir plus clair. Vous savez à quel point les théories peuvent être intéressantes, mais cela reste des théories. Il ne s’agit pas de vrais problèmes. »
On aurait dit que tout le monde portait un masque, même Idelba. Mais elle s’y prenait mal, alors qu’elle avait si souvent besoin d’en porter un. Budur voyait parfaitement que pour elle l’enjeu était manifestement très important.
— S’agit-il d’une bombe ? lui demanda-t-elle un soir, à voix basse, tandis qu’elles fermaient le labo désert.
Idelba eut une brève hésitation.
— Peut-être, murmura-t-elle, en regardant autour d’elle. En tout cas, c’est faisable. Alors, je t’en prie, n’en parle plus jamais.
Pendant les mois qui suivirent, Idelba travailla tant et, comme tout le monde à la zawiyya, mangea si peu qu’elle tomba malade et dut s’aliter. Pour elle, c’était extrêmement frustrant, et alors qu’elle était encore gravement malade, elle essaya de se lever. Mais elle dut se contenter de travailler dans son lit, noircissant des feuilles de papier et faisant cliqueter sa règle à calculs dès son réveil.
Puis, un jour, elle reçut un coup de téléphone alors que Budur était là. Elle enfila sa robe de chambre et se traîna dans le couloir pour prendre l’appel. À son retour, elle se précipita à la cuisine et demanda à Budur de la rejoindre dans sa chambre.
Budur la suivit, surprise de la voir se déplacer si vite. Idelba ferma la porte de sa chambre et commença à fourrer ses livres, ses papiers et ses cahiers dans un sac de marin.
— Cache ça pour moi, lui dit-elle sur le ton de l’urgence. Malheureusement, je ne crois pas que tu puisses partir. Ils t’arrêteraient et te fouilleraient. Il faut que cela reste quelque part dans la zawiyya, mais pas dans ta chambre, ni dans la mienne. Ils les passeront toutes les deux au peigne fin. Ils pourraient chercher partout, je ne sais trop quoi te conseiller.
Elle parlait à voix basse, sur un ton désespéré. Budur ne l’avait jamais vue ainsi.
— Qui ça, « ils » ?
— Peu importe, dépêche-toi ! C’est la police ! Ils sont en route, dépêche-toi !
On sonna à la porte une première fois, puis une seconde.
— Ne t’inquiète pas, dit Budur.
Puis elle se précipita vers sa chambre. Elle regarda autour d’elle : on fouillerait sa chambre, peut-être toute la maison. Et le sac était particulièrement rebondi. Elle parcourut encore une fois la chambre du regard, passant mentalement tous les endroits en revue, se demandant si cela dérangerait Idelba qu’elle se débarrasse du sac de toile… Elle n’avait rien de particulier en tête, et elle ignorait l’importance exacte de ces papiers, mais elle pourrait peut-être les déchirer, puis les jeter dans les toilettes et tirer la chasse.
Il y avait des gens dans le couloir. Elle entendait des voix de femmes. Apparemment, les officiers de police qui étaient entrés étaient des femmes. Les lois de la zawiyya, qui en interdisaient l’accès aux hommes, étaient donc respectées. C’était peut-être un signe. Et puis des voix d’hommes montèrent de la rue, se disputant avec les anciennes de la zawiyya. Il y avait des femmes dans le couloir. On frappa brutalement à sa porte. Elles commenceraient par sa chambre et par celle d’Idelba, c’était sûr. Elle passa son sac en sautoir, grimpa sur son lit puis sur le dosseret métallique, se dressa sur la pointe des pieds, fit coulisser un panneau du faux plafond et d’une détente qui rappelait les bonds des danseurs, suivie d’un rétablissement, se faufila dans l’espace situé entre les deux parois, passa dans le caisson du plafond et grimpa sur le sommet poussiéreux du mur, large d’environ deux pieds. Elle s’y installa et remit le panneau en place, tout cela sans bruit.
Le vieux musée avait eu jadis de très hauts plafonds, percés de lucarnes vitrées, à présent complètement opacifiées par la crasse. Dans la pénombre, elle distinguait, entre le plafond et le faux plafond, des enfilades de chambres, le haut ouvert des couloirs, ainsi que les véritables murs, qui limitaient la perspective, au loin. Ce n’était vraiment pas l’endroit idéal pour se cacher, puisqu’il suffisait de lever les yeux, n’importe où dans le couloir, pour la voir.
Le haut des murs était constitué de poutres de bois gauchies appuyées sur les murs porteurs, comme autant de chapiteaux. Chaque mur était doublé de part et d’autre par des cloisons de plâtre, particulièrement sonores. Elle pourrait donc passer d’un mur à l’autre, si elle trouvait une poutre, quelque part.
Elle mit son sac sur son dos et avança à quatre pattes sur les poutres poussiéreuses, à la recherche d’une issue, tout en faisant bien attention à rester hors de vue du couloir. Dans le faux plafond, tout paraissait délabré, assemblé à la va-vite, et elle trouva rapidement un endroit où trois murs se rencontraient, et où la poutre n’allait pas jusqu’au mur porteur. L’espace ménagé au bout n’était pas suffisant pour contenir le sac plein, mais elle put y mettre pas mal de papiers ; ce qu’elle fit rapidement, jusqu’à ce que le sac soit vide, après quoi, elle l’y fourra à son tour. La cachette n’était pas parfaite, elle ne résisterait pas à une fouille minutieuse, mais c’était ce qu’elle avait encore trouvé de mieux dans l’urgence, et elle n’en était, au fond, pas mécontente. Cela dit, si jamais on la voyait là-haut sur les poutres, tout était perdu. Elle repartit en rampant le plus discrètement possible, entendant des voix venir de sa chambre. Il leur suffirait de monter sur le dosseret de son lit et de soulever un des panneaux du faux plafond pour la voir. La salle de bains, un peu plus loin, n’avait pas l’air occupée, aussi se dirigea-t-elle dans cette direction, s’écorchant le genou sur un clou. Enfin, elle souleva délicatement le coin d’un des panneaux du faux plafond, s’assura qu’il n’y avait personne, le retira, se coula par le trou, resta un moment suspendue par les mains au faux plafond, lâcha tout, et tomba lourdement sur le sol carrelé de la salle de bains. Elle avait maculé le mur de sang et de poussière ; ses genoux et ses pieds étaient noirs de crasse. Quant à ses mains, elles laissaient un peu partout des traces aussi sombres que l’âme de Caïn. Elle se lava à un lavabo, ôta précipitamment sa djellaba, la mit dans le panier à linge sale, prit quelques serviettes propres dans l’armoire et en mouilla une pour nettoyer le mur. Le panneau du plafond était resté de guingois, et il n’y avait pas de chaise dans la salle de bains ; il n’y avait donc pas moyen de le remettre en place. Elle jeta un bref coup d’œil dans le couloir. Elle entendait de fortes voix en train de se disputer, parmi lesquelles elle reconnut celle d’Idelba, indignée. Mais il n’y avait personne en vue. Elle se précipita dans la première chambre ouverte, prit une chaise et revint en courant dans la salle de bains. Elle plaça la chaise contre le mur, grimpa dessus, monta très précautionneusement sur le dossier et remit le panneau en place, en se coinçant les doigts au passage. Elle prit une fraction de seconde pour s’assurer que les panneaux étaient bien jointifs, et redescendit, faisant déraper la chaise, qui bascula sur le carrelage, et – bang ! Elle se releva en vitesse, jeta un nouveau coup d’œil dans le couloir : la dispute continuait, mais le bruit se rapprochait. Elle courut remettre la chaise en place, retourna dans la salle de bains, se précipita sous la douche, se savonna les genoux, sentit son écorchure la brûler. Elle se lava et se relava, entendit des voix devant la salle de bains. Elle se rinça le plus rapidement possible, et elle était déjà séchée et enveloppée dans une grande serviette quand des femmes firent irruption dans la pièce. Deux d’entre elles portaient des uniformes de l’armée, ressemblant à ces soldats que Budur avait vus, jadis, à la gare de Turi. Elle prit un air étonné, resserrant la serviette autour d’elle.