— Êtes-vous Budur Radwan ? demanda l’une des policières.
— Oui ! Que se passe-t-il ?
— Nous voulons-vous parler. Où étiez-vous ?
— Comment ça, où j’étais ? Vous le voyez bien, où j’étais ! De quoi s’agit-il, enfin ? Que me voulez-vous ? Que faites-vous ici ?
— Nous voulons vous parler.
— Bon, eh bien, laissez-moi m’habiller, et je vous parlerai. Je suppose que je n’ai rien fait de mal ? Je peux quand même m’habiller avant d’aller parler à mes compatriotes, non ?
— Ici, on est à Nsara, dit l’une d’elles. Vous venez de Turi, n’est-ce pas ?
— Certes, mais nous sommes toutes franjs, toutes de bonnes musulmanes dans une zawiyya, à moins que je ne me trompe ?
— Allez vous habiller, dit une autre. Nous avons quelques questions à vous poser concernant certaines affaires, des problèmes de sécurité liés peut-être à des personnes habitant ici. Alors, venez. Où sont vos vêtements ?
— Dans ma chambre, bien sûr !
Et Budur passa devant elles pour aller dans sa chambre, à la recherche de la djellaba qui cacherait ses genoux, et le sang qui pourrait couler le long de sa jambe. Son sang était chaud, mais sa respiration tranquille. Elle se sentait forte, et elle sentait grandir en elle une colère pareille à ces rochers de la jetée, ancrant sa résolution.
17
Ils eurent beau fouiller, ils ne trouvèrent pas les papiers d’Idelba. De même qu’ils sortirent de leurs interrogatoires quelque peu déconcertés et assez écœurés. La zawiyya poursuivit la police en justice, l’accusant de violation de propriété ; et seule l’invocation du secret militaire empêcha que l’affaire soit jetée en pâture aux journaux, ce qui aurait à coup sûr donné lieu à un nouveau scandale. La cour légitima l’enquête, mais aussi le droit de la zawiyya au respect de sa vie privée. Ainsi, tout redevint normal, ou presque. Idelba ne parla plus jamais de son travail à personne, ne travailla plus dans certains laboratoires et ne passa plus une seconde en compagnie de Piali.
Budur, elle, continuait comme d’habitude à aller de la maison au travail, ou au café La Sultane. Elle s’asseyait près de la vitre et regardait le port, les forêts de mâts et de superstructures métalliques, le haut du phare au bout de la jetée, tandis que les conversations faisaient autour d’elle. À leur table venaient aussi très souvent s’asseoir Hasan et Tristan. On aurait dit des coquillages exposés par la marée basse, qui brillaient d’un éclat mouillé au clair de lune. Les talents oratoires, le sens de la poésie d’Hasan lui conféraient une force avec laquelle il fallait compter, vérité que toute l’avant-garde de la ville avait fini par accepter, parfois à contrecœur. Hasan lui-même commentait sa notoriété avec un air narquois censé traduire son humilité, et souriait de façon sardonique quand il parlait de son entregent. Budur savait combien il pouvait être désagréable, mais elle l’aimait bien. Elle s’intéressait plus à Tristan et à sa musique, qui ne se limitait pas aux chansons qu’il leur avait interprétées au cours de la réception. Il composait des pièces bien plus ambitieuses, pour des orchestres allant parfois jusqu’à deux cents musiciens, à l’interprétation desquelles il n’hésitait pas à participer en jouant du kundun – un instrument à cordes venu d’Anatolie, diaboliquement difficile à jouer, muni de touches métalliques qui servaient à changer de tonalité. Il écrivait la partition de chaque instrument de ces vastes compositions, le moindre accord ou changement de ton, la plus petite note en vérité. Comme dans ses chansons, ces compositions plus longues témoignaient de son intérêt pour les anciennes harmoniques des chrétiens disparus. Dans la plupart des cas, il ne s’agissait que de simples accords, offrant chacun des possibilités de modulations sophistiquées, qui pouvaient, à des moments charnières, retrouver les accords pythagoriciens qui servaient de bases aux chorales et aux chants des anciens. Écrire chaque note et exiger des musiciens de l’orchestre qu’ils ne jouent que, et très exactement, les notes portées sur leur partition, était un exercice que beaucoup considéraient, au mieux, comme pratiquement impossible, au pire, comme mégalomaniaque. La musique orchestrale, bien que rappelant dans sa structure les classiques ragas hindous, n’interdisait pourtant pas aux musiciens d’improviser dans les détails. Ce qui donnait lieu à certaines créations spontanées, qui faisaient tout le charme et l’intérêt de la musique, chaque musicien jouant à la fois en accord et en opposition avec les ragas. Personne n’aurait jamais accepté de se laisser torturer par Tristan si le résultat n’avait été de toute beauté, ainsi que tout le monde pouvait en juger. De son côté, Tristan insistait pour dire que cette façon de jouer n’était pas de son invention, mais s’inscrivait dans le prolongement des anciennes civilisations. En fait, il s’inspirait de leur façon de jouer, faisant même de son mieux pour invoquer les fantômes affamés des anciens dans ses rêves et rêveries musicales. Les vieilles pièces franques qu’il espérait ressusciter étaient toutes d’inspiration religieuse, dévote, et devaient être comprises et jouées comme telles : de la musique sacrée. Même si dans le petit cercle hyper branché de cette élite avant-gardiste tous considéraient que c’était la musique proprement dite qui était sacrée, de telle sorte que cette définition était un peu redondante.