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De même, le fait de considérer l’art comme sacré impliquait le plus souvent que l’on fume de l’opium ou que l’on boive du laudanum afin de se préparer à cette expérience ; certains se servaient également des formes plus concentrées d’opium développées pendant la guerre, la fumant ou se l’injectant. Les états, proches du rêve, qu’elles induisaient rendaient la musique de Tristan inoubliable, quasi hypnotique – comme disaient ceux qui la jouaient, même ceux qui n’étaient pas vraiment fanas des petits airs simplets des anciennes civilisations. L’opium faisait plonger ceux qui les écoutaient dans un au-delà de sons et de musique, de notes et d’harmonies, les faisant vibrer à l’unisson de leurs interprètes. Si au cours du concert un artiste parfumeur diffusait ses arômes, alors c’était carrément mystique. Certains jugeaient cela avec scepticisme. Kirana avait un jour déclaré :

— Quand ils planent dans leur stratosphère, ils pourraient se contenter de chanter la même note pendant des heures en se respirant les dessous de bras, et ils seraient aussi heureux que des oiseaux !

Souvent, c’était Tristan lui-même qui donnait le départ de la célébration de l’opium, avant de commencer à diriger. Ainsi, ces soirées avaient une allure quasi religieuse, dont Tristan était une sorte de maître soufi mystique, ou l’une de ces incarnations d’Hussein des pièces mettant en scène son martyre, auxquelles la foule opiacée assistait une fois partie pour le pays des rêves. On y voyait Hussein revêtir son propre linceul avant d’être assassiné par Shemr, sous les gémissements de la foule, non parce qu’il s’était fait tuer, mais parce qu’il avait choisi cette forme de martyre. Dans certains pays chiites, l’acteur qui jouait Shemr devait parfois s’enfuir en courant après la représentation, et plus d’un acteur malchanceux, ou trop épuisé par l’excellence de sa prestation pour pouvoir courir, avait été sacrifié par la foule en colère. Tristan approuvait parfaitement tout cela ; c’était le genre d’immersion artistique dans laquelle il voulait plonger son auditoire.

Mais seulement dans le monde laïc ; pour la musique, pas pour Dieu. Tristan était plus persan qu’iranien, comme il le faisait parfois remarquer, plus proche d’Omar que n’importe quel mollah, ou d’un mystique d’obédience zoroastrienne, préparant quelque rituel en l’honneur d’Ahura-Mazda, une sorte de culte au soleil qui, dans les brumes de Nsara, venait parfois du fond du cœur. Frayer avec les chrétiens, fumer de l’opium, adorer le soleil ; il faisait toutes sortes de folies pour sa musique, et notamment travailler plusieurs heures par jour pour coucher chaque note à sa juste place. Rien de tout cela n’eût compté si la musique avait été mauvaise, or il se trouvait qu’elle était bonne, et même plus que ça. En fait, c’était la musique de leur vie, c’était la musique de la Nsara de ce temps-là.

Il exposait toutes les théories sous-jacentes à l’aide d’aphorismes, ou de petites phrases courtes, énigmatiques, que l’on se répétait en disant « Vous connaissez la dernière de Tristan ? » ; mais bien souvent il se contentait de hausser les épaules, de sourire et de tendre sa pipe à opium, et surtout, de commencer à jouer. Il composait ce qu’il composait. Les intellectuels pouvaient toujours s’amuser à discourir sur le sens de sa musique. C’est ce qu’ils faisaient, d’ailleurs, parfois jusque tard dans la nuit. Tahar Labid était intarissable sur ce sujet, et ensuite il disait à Tristan, avec une pointe d’agressivité : C’est exact, n’est-ce pas, Tristan Ahura ? Puis il continuait sans même attendre de réponse, comme si Tristan était un savant idiot, risible, incapable d’expliquer pourquoi il avait choisi telle note plutôt que telle autre ; comme si vraiment il ne savait pas ce que sa musique voulait dire. Mais Tristan se contentait de sourire à Tahar, aussi énigmatique qu’un sphinx sous sa moustache, aussi détendu que s’il avait été allongé sur son divan à contempler de l’autre côté de la vitre les pavés humides et noirs. Parfois, il jetait à Tahar un regard amusé.

— Pourquoi ne me réponds-tu jamais ? s’exclama un jour Tahar.

Tristan pinça les lèvres et lui siffla une réponse.

— Oh, allez ! fit Tahar, rouge de colère. Parle, qu’enfin on voie que tu as quelque chose dans la tête !

Tristan se leva.

— Pas d’injure, je te prie ! Bien sûr que je n’ai aucune idée en tête, pour qui me prends-tu !

Alors Budur alla s’asseoir à côté de lui. Quand il l’invita, d’un geste du menton et en pinçant les lèvres, à le rejoindre dans l’une des arrière-salles du café où se réunissaient les fumeurs d’opium, elle accepta. Elle avait déjà pris la décision, bien avant cela, d’accepter si jamais l’opportunité lui en était offerte, afin de voir ce que cela faisait d’entendre la musique de Tristan sous influence ; afin de voir ce que cela faisait de se droguer, de se servir de la musique comme d’un rituel lui permettant de dépasser sa peur de la fumée, peur sans nul doute importée de Turi.

La pièce était petite et sombre. Un houka plus gros qu’un narguilé était posé sur une table basse, au milieu des coussins. Tristan coupa un morceau d’un pain d’opium, le mit dans le bol et l’alluma avec un petit briquet en argent, tandis que l’un des occupants de la salle se mettait à inhaler. On fit alors circuler l’unique tuyau de pipe entre les fumeurs, qui aspirèrent la fumée à tour de rôle, et se mirent aussitôt à tousser. Le morceau noir dans le bol bouillonnait comme du goudron en se consumant, dégageant une épaisse fumée blanche, dont l’odeur rappelait celle du sucre. De peur de tousser, Budur décida de n’en prendre qu’un tout petit peu, mais quand on lui passa la pipe, elle eut beau inhaler le plus doucement possible, la première bouffée la fit tousser comme une perdue. Comment cette chose qui était si peu entrée en elle pouvait-elle à ce point l’affecter ? Cela semblait impossible.

L’effet gagna bientôt en intensité. Elle sentit ses veines gonfler sous sa peau. Le sang la remplissait comme un ballon. Il aurait jailli hors d’elle si sa peau, maintenant brûlante, palpitant au rythme de son pouls et du monde, ne l’en avait empêché. Tout semblait bondir et danser en écho aux battements de son cœur. Les murs devinrent flous, se mirent à puiser. De nouvelles couleurs apparaissaient à chaque battement de cœur. La surface des choses fluctuait, ondulant au gré de tensions diverses. En fait, tout semblait être, comme le disait tante Idelba, un agrégat d’énergies. Budur se leva avec les autres, et alla, en faisant bien attention à ne pas se casser la gueule, jusqu’à la salle de concert sise dans l’ancien palais.

C’était une salle immense, toute en longueur, assez semblable à un paquet de cartes placé sur la tranche. Les musiciens entrèrent et s’assirent. Leurs instruments ressemblaient à des armes extraterrestres. Sous la conduite de Tristan, qui dirigeait de la main et du regard, ils commencèrent à jouer. Les chœurs adoptaient le style des anciens pythagoriciens, pur, presque suave, une voix solitaire continuant à chanter au moment du déchant. Tristan avec son oud, et les autres joueurs d’instruments à cordes, des plus graves aux plus aigus, firent entendre leurs accents, doucement d’abord, puis de plus en plus fort, brisant les harmonies les plus simples, créant un monde nouveau, une Asie de sons, faisant éclore une « réalité » tellement plus complexe et sombre qu’après une longue et rude bataille l’ancien plain-chant de l’Ouest rendait grâce. Budur comprit alors que Tristan chantait l’histoire de la Franji. C’était la narration, en musique, du passé de l’endroit où ils vivaient, eux, les occupants tardifs de ces lieux. Franjs, Francs, Celtes, et ainsi de suite, en remontant jusqu’aux ténèbres éternelles… Chaque peuple faisait son temps. Ce n’était pas un concert olfactif, et pourtant des bâtons d’encens brûlaient devant les musiciens, dont la musique, en s’épanouissant, semblait tisser ensemble les épaisses fumées aux odeurs de santal et de jasmin, qui se répandaient dans la salle de concert. Lorsqu’elles parvinrent à Budur, elles se mirent à chanter en elle, jouant un rondeau complexe calqué sur son pouls et sur la musique elle-même. D’ailleurs, la mélodie tout entière était clairement un autre langage du corps, et Budur se rendit compte qu’elle en saisissait chacune des subtilités au moment où elle était énoncée, alors qu’elle ne pourrait jamais le parler, ni s’en souvenir.