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C’était un langage assez proche de celui du sexe – comme elle le découvrit plus tard cette même nuit, quand elle alla chez Tristan et, de là, dans son lit. Il habitait un appartement miteux de l’autre côté du fleuve, dans les quartiers sud du port. C’était une sorte de mansarde froide et humide, un vrai cliché d’artiste. Apparemment, le ménage n’avait pas été fait depuis que sa femme était morte, peu après la fin de la guerre – dans un accident d’usine, avait cru comprendre Budur d’après ce que disaient les autres, une conjonction de malchance et de machine défectueuse. Mais il y avait un lit et des draps propres, ce qui mit la puce à l’oreille de Budur. Enfin, il y avait si longtemps qu’elle montrait à Tristan qu’il l’intéressait… Il ne s’agissait peut-être, après tout, que d’une marque de courtoisie, ou d’amour-propre, d’un genre assez touchant. C’était un amant de rêve, et il joua de son corps comme d’un oud, la caressant doucement, langoureusement, attisant sa passion, y ajoutant une dimension de lutte et de résistance qui décuplait son excitation. L’expérience la hanta par la suite, comme si l’amour avait enfoncé ses crocs en elle. Cela n’avait rien à voir avec la rude animalité de Kirana, et Budur se demanda ce que Tristan attendait d’elle, de leur relation. Elle comprit également, dès leur première nuit, qu’elle ne l’apprendrait pas de lui ; il était aussi peu loquace avec elle qu’avec Tahar. Elle devrait se contenter, pour apprendre à le connaître, de ce quelle arriverait à déduire de sa musique, de son visage, de ses expressions. Qui se trouvaient d’ailleurs parfaitement révélatrices, annonciatrices de ses changements d’humeur, ainsi que (peut-être) de son caractère ; qu’elle appréciait. C’est ainsi que pendant un certain temps elle rentra souvent avec lui, s’arrangeant pour les préservatifs avec la clinique de la zawiyya, passant ses soirées dans les cafés et saisissant au vol les opportunités qui se présentaient.

Au bout d’un certain temps, elle commença à trouver lassant de tenter de parler avec un homme qui ne savait que chanter – autant essayer de vivre avec un oiseau. Cela lui rappelait douloureusement cette distance qu’il y avait entre son père et elle, et le mutisme qui accompagnait ses tentatives d’exploration de son passé, tout aussi peu bavard. Et alors que la situation en ville allait en s’aggravant, et que chaque semaine qui passait voyait un nouveau zéro s’ajouter à la valeur faciale des billets de banque, il devint presque impossible de réunir les grands ensembles requis par les compositions de Tristan. Quand le panchayat qui s’occupait du vieux palais refusait de leur prêter une salle, ou quand les musiciens étaient retenus par leur vrai travail, à l’école, au port, ou dans les boutiques – où ils vendaient des chapeaux et des imperméables –, Tristan se contentait de jouer de son oud, ou de jouer avec ses stylos, couchant des mélodies sur le papier. Il utilisait pour cela la notation indienne, qu’on disait plus vieille encore que le sanskrit, même si Tristan avoua un jour à Budur l’avoir oubliée pendant la guerre, et avoir été obligé d’inventer un nouveau système, dont il se servait à présent et qu’il avait appris à ses musiciens. Elle trouva que ses mélodies étaient plus tristes, telles les plaintes d’un cœur lourd, pleurant ce qui avait disparu pendant la guerre, ce qu’on avait perdu ensuite, ce qu’on perdait encore, au moment même où Tristan jouait. Budur, qui comprenait tout cela, continua de venir voir Tristan de temps à autre, ne quittant pas des yeux les mouvements de ses lèvres sous sa moustache, pour savoir ce qui l’amusait quand elle ou les autres parlaient, observant le bout jaune de ses doigts pendant qu’ils faisaient fleurir sur les cordes de son oud de nouvelles mélodies, ou semaient sur le papier une longue plainte d’encre dont les notes étaient autant de larmes. Un jour, elle entendit une chanteuse dont elle se dit qu’elle devrait lui plaire, et l’emmena l’écouter. Il s’avéra qu’elle lui plut. Sur le chemin du retour, il ne cessa de chantonner, jetant à travers les vitres du tram des regards qui se perdaient dans les rues noires, où les gens se hâtaient de lampadaire en lampadaire, courant sur le vif-argent des pavés luisants de pluie, courbés sous leur parapluie ou leur poncho.

— C’est comme dans la forêt, dit Tristan (et les pointes de sa moustache se relevèrent). Là-haut, dans tes montagnes, tu sais ? On voit des endroits où les avalanches ont couché tous les arbres sur leur passage, et puis, à la fonte des neiges, les arbres ne peuvent plus se redresser. Ils restent couchés, comme s’ils craignaient encore la furie des éléments.

Il fit un geste en direction de la foule qui attendait à l’arrêt du tram, et ajouta :

— Maintenant, nous sommes comme ces arbres…

18

Les jours et les semaines suivants, Budur continua de lire avec avidité, à la zawiyya, à l’Institut, dans les parcs, au bout de la jetée et à l’hôpital des soldats aveugles. Entre-temps, ils avaient vu arriver, avec les immigrés du Moyen-Occident, de nouveaux billets de dix quintillions de piastres, alors qu’ils utilisaient déjà des billets de dix milliards de drachmes. Récemment, un homme avait bourré sa maison de billets du sol au plafond, et avait échangé le tout contre un cochon. À la zawiyya, il devenait de plus en plus difficile de préparer des repas suffisamment conséquents pour les nourrir toutes. Elles faisaient pousser des légumes sur le toit, maudissant les nuages, et vivaient du lait de leurs chèvres, des œufs de leurs poules, de pots de concombres au vinaigre, de potirons accommodés à toutes les sauces, de soupes de pommes de terre, si allongées d’eau qu’elles étaient encore plus liquides que du lait.

Un jour, Idelba surprit les trois espionnes en train de fouiller la petite étagère au-dessus de son lit, et les fit expulser de la maison comme de vulgaires voleuses. Elle avait appelé la police, sans mentionner qu’il s’agissait d’espionnes, ce qui lui aurait valu d’être confrontée à la difficulté d’expliquer ce qui aurait bien pu mériter d’être volé chez elle, en dehors de ses idées.

— Elles vont avoir des problèmes, fit remarquer Budur quand les trois filles furent parties. Même si leurs employeurs les font sortir de prison.

— Oui, convint Idelba. J’ai failli les laisser là, comme tu as pu le constater. Mais à partir du moment où elles se sont fait pincer, nous devions faire comme si nous ne savions pas qui elles étaient. La vérité, c’est que nous ne pouvions plus nous permettre de les nourrir. Autant les laisser retourner auprès de ceux qui les ont envoyées. Enfin, si elles ont de la chance…

Une ombre passa sur son visage. Elle n’avait pas envie d’y penser – de penser à ce à quoi elle les avait peut-être condamnées. C’était leur problème. Elle s’était endurcie durant les deux années qui avaient suivi son arrivée à Nsara avec Budur. En tout cas, c’était l’avis de Budur.