— Il ne s’agit pas que de mon travail, lui expliqua Idelba en voyant la tête qu’elle faisait. Le problème est toujours d’actualité. Non, il s’agit plutôt des problèmes que nous avons maintenant. Les choses en resteront peut-être là si nous mourons toutes de faim avant. La guerre s’est mal terminée, voilà tout. Je veux dire, pas seulement pour nous, les vaincus, mais pour tout le monde. L’équilibre est tellement précaire que tout pourrait s’effondrer. C’est pourquoi nous devrions nous serrer les coudes. Et si certains ne jouent pas le jeu, alors je ne sais pas ce qui…
Un soir, au café, Budur demanda à Tristan :
— Après tout le temps que tu as passé à étudier la musique des Francs, t’est-il déjà arrivé de te demander comment ils pouvaient bien être ?
— Oui, bien sûr, répondit-il, ravi qu’on lui pose la question. Tout le temps. Je pense qu’ils étaient exactement comme nous. Ils passaient leur temps à se battre. Ils avaient des monastères, des madrasas, et des machines actionnées par l’eau. Ils avaient de petits navires, mais qui pouvaient faire voile contre le vent. Ils auraient pu être les premiers à dominer les mers.
— Alors ça, ça m’étonnerait ! dit Tahar. Comparés aux navires chinois, leurs bateaux n’étaient pas plus gros que des boutres. Allons, Tristan, tu le sais bien.
Tristan haussa les épaules.
— Ils avaient dix ou quinze langues différentes, et trente ou quarante principautés, n’est-ce pas ? demanda Naser. Ils étaient trop divisés pour conquérir qui que ce soit.
— Ils se sont battus tous ensemble pour prendre Jérusalem, remarqua Tristan. Leurs guerres entre eux avaient fait d’eux de redoutables guerriers. Ils croyaient qu’ils étaient le peuple élu de Dieu.
— Les primitifs le croient souvent.
— En effet, répondit Tristan avec un sourire.
Il se pencha de côté pour regarder, par la vitre, la mosquée, non loin de leur café.
— Comme je vous le disais, reprit-il, ils étaient exactement comme nous. S’ils n’avaient pas disparu, il y aurait plus de gens comme nous.
— Personne n’est comme nous, dit Naser tristement. Je pense que les Francs étaient un peuple très différent.
Tristan haussa de nouveau les épaules.
— Tu aurais beau dire, ça ne changerait rien. Tu pourrais dire qu’ils auraient fini en esclavage, comme les Africains, ou qu’ils nous auraient réduits en esclavage, ou apporté un âge d’or, ou que leurs guerres auraient été pires que la Longue Guerre…
Les autres hochaient la tête en l’entendant énumérer toutes ces possibilités.
— Cela ne changera absolument rien. Nous ne le saurons jamais, alors, tu peux raconter ce que tu veux… Ce sont nos djinns.
— Je trouve étrange cette façon que l’on a de les regarder de haut, dit Kirana. Tout ça parce qu’ils sont morts. À un niveau inconscient, on a l’impression que c’est de leur faute. À cause d’une faiblesse physique, d’un travers moral, ou d’une mauvaise habitude…
— Leur orgueil était un affront pour Dieu.
— Ils étaient pâles parce qu’ils étaient faibles, ou inversement. Muzaffar l’a expliqué : plus noire la peau, plus forts les gens. Les plus noirs des Africains sont les plus forts de tous, les plus pâles des habitants de la Horde d’Or sont les plus faibles. Il a fait des tests. Sa conclusion était que les Francs étaient génétiquement inaptes à la survie. Les perdants du jeu de l’évolution, de la sélection du plus fort.
Kirana secoua la tête.
— C’est probablement dû à une mutation de la peste, tellement puissante qu’elle a tué tous ceux qui l’ont contractée avant de s’éteindre d’elle-même. Cela aurait pu arriver à n’importe qui. Aux Chinois, ou à nous.
— Il y a autour de la Méditerranée une sorte d’anémie générale qui aurait pu les rendre plus sensibles à ce genre de…
— Non. Cela aurait pu nous arriver.
— Cela n’aurait pas été forcément plus mal, dit Tristan. Ils croyaient en un Dieu de pardon, leur Christ n’était qu’amour et pardon.
— C’est difficile à croire, à en juger par ce qu’ils ont fait en Syrie.
— Ou en al-Andalus…
— Mais c’était là, en eux, prêt à éclore. Alors que pour nous, ce qui est latent, c’est le jihad.
— Tu disais qu’ils étaient comme nous…
Tristan sourit sous sa moustache.
— Peut-être. La carte a bien des blancs, il y a des ruines sous nos pieds, et le miroir est vide. Et les nuages du ciel ressemblent à des tigres.
— Tout cela est tellement vain, lança Kirana. Et si cela s’était passé autrement, ou si ce n’était pas arrivé, et si la Horde d’Or avait enfoncé le corridor de Gansu dès le début de la Longue Guerre, et si les Japonais avaient attaqué la Chine juste après avoir repris le Japon, et si les Ming avaient gardé la Flotte des trésors, et si nous avions découvert et conquis le Yingzhou, et si Alexandre le Grand n’était pas mort si jeune, et si, et si… Les choses auraient été tellement différentes, et pourtant, tout cela reste vain. Et ces historiens, qui parlent de se servir de l’histoire parallèle pour étayer leurs théories, sont tellement ridicules. Parce que personne ne sait pourquoi les choses arrivent, vous comprenez ? Tout peut découler de tout. Même l’histoire, la vraie, ne nous apprend rien. Parce que nous ne savons pas si l’histoire est sensible au point que, faute d’un clou, une civilisation se serait effondrée, ou si, au contraire, nos actes les plus lourds de signification ne sont pas que des pétales dans un raz-de-marée, ou les deux à la fois, ou si la vérité n’est pas quelque part entre les deux. Nous ne savons pas, c’est tout ce que l’on peut dire. Et les « et si » ne nous aideront pas à y voir plus clair.
— Pourquoi les gens les apprécient-ils autant ?
Kirana haussa les épaules et s’alluma une cigarette.
— Parce qu’ils aiment les histoires.
Et en effet, ils se mirent tous à s’en raconter, en dépit du fait que Kirana les trouvait inutiles. Les gens adoraient contempler ce-qui-aurait-pu-arriver : et si la flotte perdue du Maroc, en 924, avait été poussée par les vents jusqu’aux îles du Sucre et en était revenue ? Et si le Kerala de Travancore n’avait pas conquis de si grands territoires en Asie, s’il n’avait pas construit son vaste réseau de chemins de fer, ni créé son système de lois ? Et s’il n’y avait jamais eu d’îles du Nouveau Monde ? Et si la Birmanie avait perdu sa guerre contre le Siam ? Et ainsi de suite…
Kirana se contentait de secouer la tête.
— Peut-être vaudrait-il mieux se concentrer sur le futur.
— Toi ? Une historienne, dire une chose pareille ? Mais on ne peut pas connaître le futur !
— Certes, et pourtant, il existe : dès à présent, pour nous, en tant que projet à mettre en œuvre. Depuis le siècle des lumières à Travancore, on sent bien que le futur est ce que l’on en fait. Ce nouveau rapport au temps à venir est quelque chose de très important. Cela fait de nous les fils d’une tapisserie qui a commencé d’être tissée des siècles avant nous, et continuera de l’être plusieurs siècles après. Nous nous situons à mi-chemin du tissage, c’est le présent, et ce que nous faisons envoie la navette dans telle ou telle direction, changeant le motif par la même occasion. Quand nous commencerons à essayer de tisser un motif susceptible de nous plaire, à nous et aux générations futures, alors, nous pourrons peut-être dire que nous avons une prise sur l’histoire.
19
En attendant, on pouvait s’asseoir auprès de personnes de ce genre, avoir des conversations de ce genre, et continuer à marcher dehors, sous la lumière humide, sans rien avoir à manger ni un sou valide. Budur faisait de son mieux à la zawiyya. Elle avait organisé des cours de persan et de franjic pour les pauvres filles affamées, ces nouvelles arrivantes qui ne parlaient que le berbère, l’arabe, l’andalou, le skandistanais, ou le turc. La nuit, elle continuait de hanter les cafés de toutes sortes, dont elle était devenue un pilier, et parfois les fumeries d’opium. Elle trouva un travail, dans l’une des agences gouvernementales, comme traductrice, tout en poursuivant ses études d’archéologie. Elle s’inquiéta pour Idelba quand celle-ci tomba de nouveau malade, et passa beaucoup de temps à s’occuper d’elle. Le médecin disait qu’Idelba souffrait de « fatigue nerveuse » – une fatigue qui ressemblait à celle qu’éprouvaient les soldats à la fin de la guerre. Mais pour Budur il était évident qu’elle était physiquement affaiblie, souffrant d’un mal que les médecins n’arrivaient pas à identifier. Une maladie sans cause ; Budur trouvait l’idée trop effrayante pour s’y arrêter. Le mal avait probablement une cause, mais elle se tenait cachée. Et cela aussi était effrayant.