Elle s’investit de plus en plus dans les affaires courantes de la zawiyya, remplaçant Idelba partout où celle-ci s’était impliquée. Elle avait moins de temps pour lire. D’ailleurs, lire ne lui suffisait plus, ni même écrire des comptes rendus : elle se sentait trop nerveuse pour lire, et puis, passer son temps à lire toutes sortes de textes, en extraire la substantifique moelle et en faire la synthèse lui sembla tout à coup être une activité des plus étranges ; elle avait l’impression d’être un alambic. Que l’histoire était une sorte de cognac. Elle avait envie de quelque chose de plus substantiel.
Pendant cette période, elle ne cessa jamais de sortir. Elle aimait tout particulièrement se rendre, peu après minuit, dans les cafés ou les fumeries d’opium. Là, elle écoutait Tristan jouer de l’oud (ils n’étaient plus que de simples amis, à présent), souvent dans une sorte de rêve opiacé, au cours duquel elle arpentait les longs couloirs brumeux de ses pensées sans pousser aucune porte en particulier. Elle était perdue quelque part au fond d’une rêverie tournant autour de la théorie du docteur Ibrahim sur la façon dont les civilisations, et l’histoire, progressaient en s’entrechoquant – un peu comme la tectonique des plaques, si les géologues avaient raison. Leur fusion faisait apparaître de nouvelles choses, comme à Samarkand, ou dans l’Inde des Moghols, ou chez les Hodenosaunees dans leurs rapports avec les Chinois, à l’ouest, et l’islam, à l’est, ou en Birmanie, oui – tout cela était clair à présent, un peu comme ces cailloux colorés éparpillés sur le sol qui s’assemblaient pour former l’une des mosaïques aux motifs élaborés de Sainte-Sophie. C’était sûrement un effet de l’opium, mais c’était aussi ça, l’histoire : une combinaison d’événements dus au hasard s’assemblant pour former un schéma halluciné, et il n’y avait après tout aucune raison de remettre en question la façon dont l’histoire apparaissait, même si c’était sous la forme d’une illumination. L’histoire en guise d’opium, un rêve d’opiomane…
Halali, une fille de la zawiyya, surgit dans l’arrière-salle du café, regardant autour d’elle ; en la voyant, Budur comprit tout de suite qu’il était arrivé quelque chose à Idelba, quelque chose de grave. Halali s’approcha, l’air préoccupée.
— Son état s’est mis à empirer.
Budur la suivit dehors, en titubant sous les effets de l’opium, pensant que sa panique les balaierait en un rien de temps, alors qu’en fait elle fut plongée plus loin encore, dans un délire visuel plus profond. Jamais Nsara ne lui avait paru aussi laide que cette nuit-là, avec ses trottoirs battus par la pluie, ses arabesques de lumière sur les pavés, et ces ombres… Elles avaient la forme de rats humains, nageant pour échapper à la noyade.
Idelba n’était plus à la zawiyya, on l’avait emmenée à l’hôpital le plus proche, une grande construction biscornue datant de la guerre, sur une hauteur juste au nord du port. Budur s’y traîna à grand-peine. L’endroit semblait perdu dans le nuage de pluie lui-même, et le bruit de l’eau tambourinant contre le maigre toit d’aluminium emplissait tout le bâtiment. La lumière, une sorte de blanc-jaune, intense et lancinant, donnait à tous un faciès de tête de mort. Sous un tel éclairage, les gens ressemblaient à ces tas de viande ambulants, comme on appelait, pendant la guerre, les hommes partis au front.
Idelba n’offrait pas un aspect pire que les autres. Budur se précipita à son chevet.
— Elle a du mal à respirer, dit en levant les yeux une infirmière assise sur une chaise.
Budur songea : Ces gens travaillent en enfer. Elle était très effrayée.
— Écoute…, commença calmement Idelba. (Elle se tourna vers l’infirmière :) S’il vous plaît, vous pourriez nous laisser dix minutes ?
Puis, quand l’infirmière fut partie, elle poursuivit à voix basse :
— Écoute, si je meurs, ce sera à toi d’aider Piali…
— Voyons, tante Idelba, tu ne vas pas mourir !
— Chut ! Je ne peux pas courir le risque de l’écrire, de même que je ne puis courir le risque de ne le dire qu’à une seule personne, au cas où il lui arriverait quelque chose. Tu diras à Piali d’aller à Ispahan, afin de rapporter nos résultats à Abdol Zoroush. Ensuite, qu’il aille voir Ananda, à Travancore, et Chen, en Chine. Ils ont tous beaucoup d’influence dans leurs gouvernements respectifs. Hanea saura ce qu’elle a à faire. Rappelle bien à Piali ce que nous avions décidé. Bientôt, vois-tu, les physiciens atomistes comprendront les conséquences théoriques de la fission de l’alactin. Et ses applications possibles. Si tous connaissent ses possibilités, alors ils sauront qu’ils doivent essayer d’imposer la paix éternelle. Les scientifiques pourront faire pression sur leur gouvernement, en leur expliquant la situation, et en prenant la direction des domaines scientifiques concernés. Soit ils arrivent à faire régner la paix, soit ce sera la course au désastre, total et immédiat. Placés devant ce choix, ils n’auront d’autre ressource que de faire la paix.
— Oui, dit Budur tout en se demandant si cela suffirait à les motiver.
Son esprit se cabrait à l’idée d’avoir à se charger d’un tel fardeau. En outre, elle n’aimait pas beaucoup Piali.
— Par pitié, tante Idelba, par pitié… Ne te fais pas de soucis… Tout ira bien.
— Je n’en doute pas, dit Idelba en hochant la tête.
Son état s’améliora tard dans la nuit, peu avant l’aube. Le délire opiacé de Budur commençait juste à se dissiper. Elle avait passé une longue, longue nuit, et ne se rappelait plus rien. Mais elle n’avait pas oublié ce qu’Idelba voulait qu’elle essaie de faire. L’aube arriva, aussi noire que si le jour avait été masqué par une éclipse bien décidée à s’installer.
Idelba mourut l’année d’après.
Il y eut beaucoup de monde à ses funérailles. Peut-être des centaines de personnes. La plupart venaient de la zawiyya, de la madrasa et de l’Institut, mais aussi du monastère bouddhique, de l’ambassade hodenosaunee, du panchayat, du conseil d’État, et de bien d’autres endroits de Nsara. Mais personne ne vint de Turi. Budur se tint, à demi comateuse, dans une longue file de femmes de la zawiyya, et serra des mains, une interminable suite de mains. Puis, lors de la triste veillée, Hanea vint à nouveau la trouver.
— Nous aussi nous l’aimions, dit-elle avec un sourire âpre. Nous ferons tout pour tenir les promesses que nous lui avons faites.
Quelques jours plus tard, Budur se rendit, comme d’habitude, auprès de ses soldats aveugles pour leur faire la lecture. Elle alla dans leur quartier, et se tint face à eux, les regardant, dans leur lit ou dans leur fauteuil. Elle se dit : Ce doit être une erreur. Je me sens vide, mais je dois me tromper…