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Elle leur dit que sa tante était morte. Ensuite elle essaya de leur lire quelques passages des travaux d’Idelba ; mais ça n’avait rien à voir avec les écrits de Kirana. Même les résumés étaient incompréhensibles. Quant aux textes proprement dits, des articles scientifiques portant sur le comportement des choses invisibles, ils étaient pour l’essentiel composés de tableaux de chiffres. Elle renonça à les leur lire et prit un autre livre.

— C’était l’un des livres préférés de ma tante : une anthologie des écrits autobiographiques trouvés dans les travaux d’Abu Ali ibn Sina, l’un des tout premiers scientifiques et philosophes – et l’un de ses héros. D’après ce que j’ai pu lire, ibn Sina et ma tante se ressemblaient par bien des aspects. Ils étaient l’un comme l’autre très curieux, cherchant à tout savoir du monde. Ibn Sina commença par se familiariser avec la géométrie euclidienne, puis s’efforça ensuite de comprendre tout le reste. Idelba a fait exactement pareil. Quand ibn Sina était encore jeune, il se lança dans une sorte de longue quête fébrile, qui l’occupa pendant près de deux ans. Maintenant, je vais vous lire ce qu’il a lui-même écrit au sujet de cette période :

À cette époque, je n’eus pour ainsi dire pas une nuit de sommeil complète, et le jour, je ne faisais pratiquement rien d’autre que d’étudier. J’avais mis au point, à mon seul usage, un système de fiches, et pour chaque preuve que j’examinais, j’ouvrais un dossier où je notais ses principes syllogistiques, leur classification, et ce qu’on pouvait en déduire. Je réfléchissais longuement à ce qui avait pu conditionner ces principes, jusqu’à ce que j’aie vérifié, par moi-même, chacun des cas. Quand l’envie de dormir était trop forte, ou quand je sentais que mes forces m’abandonnaient, j’allais me servir une coupe de vin pour reprendre des forces. Et quand le sommeil finissait par m’emporter, je continuais à voir ces problèmes en rêve. C’est ainsi que bien des questions trouvèrent une réponse. Je travaillai de la sorte, jusqu’à ce que toutes les disciplines scientifiques fussent profondément ancrées en moi, jusqu’à ce que je les comprenne aussi bien qu’il était humainement possible de les comprendre. Tout ce que je savais alors est tout ce que je sais aujourd’hui. Car je n’ai pas trouvé grand-chose de nouveau depuis.

— Voilà le genre de personne qu’était ma tante, dit Budur.

Elle posa le livre et en prit un autre, se disant qu’il valait peut-être mieux arrêter là toute lecture inspirée des travaux d’Idelba. Cela ne l’aidait pas à se sentir mieux. Elle tira de son sac un livre intitulé Histoires de marins de Nsara. C’était un recueil d’histoires vraies arrivées à des marins ou à des pêcheurs locaux, de formidables aventures, pleines de poissons, de dangers et de mort, d’air marin, de vagues et de vent. Les soldats avaient beaucoup apprécié les premiers chapitres qu’elle leur avait lus auparavant.

Elle leur lut cette fois-ci un récit intitulé Le Vent du ramadan. Il se déroulait il y a fort longtemps, à l’époque de la marine à voile. Des vents contraires avaient empêché des navires chargés de blé de regagner le port, les obligeant à jeter l’ancre loin des côtes et des routes maritimes, dans le noir complet. Là, au beau milieu de la nuit, alors que les vents s’étaient mis à tourner, une formidable tempête, venue de l’Atlantique, s’était levée. Les navires ne pouvaient pas regagner la côte, et les gens à terre ne pouvaient rien faire d’autre que d’attendre la fin de la nuit en arpentant le rivage. La femme de l’auteur du récit s’occupait alors de trois petits enfants dont la mère était morte, et dont le père commandait l’un des bateaux bloqués en haute mer. Incapable de regarder plus longtemps les enfants jouer pour tenter de tromper leur inquiétude, l’auteur était sorti se promener sur la grève avec les autres, bravant les vents hurlants. À l’aube, ils avaient vu que le sable découvert par la marée basse était jonché de milliers de petits grains de blés. Ils surent alors que le pire était arrivé. « Pas un navire n’avait échappé à la tempête, et les vagues jouaient avec les corps des marins en les faisant rouler sur la plage. Et comme l’aube de ce matin-là était aussi celle d’un vendredi, à l’heure où le muezzin s’apprêtait à monter au sommet du minaret pour appeler à la prière, l’idiot du village, devenu fou furieux, l’avait retenu en criant : Qui pourrait louer le Seigneur en un moment pareil ? »

Budur cessa de lire. Un profond silence s’était abattu sur la pièce. Quelques hommes hochaient sombrement la tête, comme pour dire : Oui, c’est bien ce qui s’est passé ; il y a des années que je pense à tout ça. Pourtant, quelques autres firent mine de vouloir quitter leur fauteuil ou leur lit, comme pour lui prendre le livre des mains, et l’inviter, d’un geste, à quitter la pièce. Va-t’en. S’ils n’avaient pas été aveugles, ils l’auraient reconduite eux-mêmes à la porte, ou ils lui auraient fait quelque chose. Mais, étant donné la situation, nul ne savait quoi faire.

Elle bredouilla une parole, se leva et partit. Elle traversa la ville en longeant le fleuve, vers le port, puis jusqu’au bout de la jetée. La mer, d’un bleu superbe, venait se fracasser au pied des rochers, jetant dans l’air ses embruns, qui retombaient en bruine salée.

Budur s’assit sur le dernier rocher chauffé par le soleil, et regarda les nuages filer au-dessus de Nsara. Elle se sentait aussi pleine de colère que l’océan était plein d’eau, et pourtant, il y avait quelque chose dans les images et dans le brouhaha de la ville qui lui réchauffait le cœur. Elle se dit : Nsara, tu es maintenant ma seule famille. Maintenant, tu es ma tante Nsara.

20

À présent, elle devait faire plus ample connaissance avec Piali.

C’était un petit homme peu communicatif, introverti, à l’air toujours ailleurs, et apparemment assez imbu de lui-même. Budur s’était dit que son exceptionnel manque de charme devait être compensé par ses compétences en sciences physiques.

Mais elle fut très impressionnée par l’ampleur du chagrin que lui causait la mort d’Idelba. Budur s’était souvent dit qu’il la traitait comme un meuble un peu encombrant, une collaboratrice dont il avait besoin mais dont il se serait bien passé. Maintenant qu’elle était partie, il retournait souvent sur le banc au bout de la jetée, où ils allaient parfois s’asseoir, Idelba et lui, quand il faisait beau, et il soupirait, disant :

— C’était un tel bonheur de parler avec elle… Idelba était l’une de nos plus brillantes physiciennes, tu sais. Si elle avait été un homme, rien n’aurait pu l’arrêter – elle aurait changé le monde. Bien sûr, elle avait quelques petites lacunes, mais elle avait une excellente intuition de la façon dont les choses devaient marcher. Quand nous étions coincés, elle tournait et retournait le problème, obstinément, tu vois ce que je veux dire… Moi, j’aurais laissé tomber, mais elle, elle ne s’avouait jamais vaincue. Elle était particulièrement douée pour trouver de nouveaux angles d’approche, et prendre les problèmes par le flanc quand ils semblaient insurmontables. Brillante. C’était vraiment une personne brillante.

Il paraissait affreusement sérieux à présent, insistant sur le terme « personne », plutôt que sur celui de « femme », comme si Idelba lui avait montré sur les femmes des choses qu’il n’avait pu s’empêcher de remarquer, n’étant pas assez stupide pour ne pas les voir. Il ne commettait pas non plus l’erreur de penser à elle comme à une exception – aucun physicien n’aurait commis ce genre de bévue : considérer les exceptions comme une catégorie valide. Désormais, il s’adressait à Budur sur le même ton qu’il prenait pour parler à Idelba, ou à ses collègues masculins. Mais il le faisait de manière un peu trop intentionnelle, s’efforçant de paraître le plus normal, et humain, possible, et – en fait – y arrivant. Presque. Car il gardait toujours cette allure un peu ahurie, assez peu gracieuse. Mais Budur commença à l’apprécier davantage.