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Ce qui n’était pas plus mal, car Piali, lui aussi, se mit à s’intéresser à elle, et, les mois passant, il se mit même à lui faire la cour à sa façon, si particulière. Il vint à la zawiyya, fit la connaissance de toutes ses colocataires, et l’écouta lui parler de ses problèmes d’histoire, tout en lui racontant, parfois si longuement que c’en devenait insupportable, ses difficultés, dans ses recherches et à l’Institut. Il aimait, comme elle, aller dans les cafés, et ne parut pas faire cas de ses possibles incartades depuis qu’elle était arrivée à Nsara ; il n’en tint pas compte, et se concentra sur les choses de l’esprit, même quand il était dans un café en train de boire un cognac, ou de griffonner sur les nappes – ce qui était une de ses manies. Ils parlaient des heures durant de la nature de l’histoire, et ce fut sous l’influence de son profond scepticisme, ou matérialisme, qu’elle finit par franchir complètement le pas de l’histoire à l’archéologie, passant des textes aux objets – en partie convaincue par son argument que les textes n’étaient jamais que les impressions de personnes, tandis que les objets étaient dotés d’une réalité qui leur était propre, immuablement. Bien sûr, les objets menaient à d’autres impressions, auxquelles ils se fondaient, dans cette toile de preuves que tout étudiant du passé devait apporter pour étayer sa thèse ; mais Budur se sentait nettement plus à l’aise quand elle travaillait à partir des outils et des bâtiments plutôt que des mots du passé. Elle en avait marre de distiller du cognac. Et elle s’aperçut qu’elle considérait le monde d’un œil beaucoup plus critique, pareil à celui d’Idelba, ce qu’elle s’appliqua à faire comme une sorte d’hommage à la mémoire de sa tante. Idelba lui manquait tant qu’elle n’arrivait pas à se l’avouer franchement. Elle abordait le problème par ces sortes d’hommages, invoquant le souvenir d’Idelba au travers de ses habitudes, devenant ainsi une sorte de madame Sururi. Elle se fit même plusieurs fois la réflexion que, d’un certain point de vue, on connaissait mieux les morts que les vivants, parce que la vraie personne n’était plus là pour distraire notre attention lorsque nous pensions à elle.

Ce qui amena Budur à se poser un grand nombre de questions, qui reliaient son travail à ce qu’elle avait compris du travail d’Idelba, puisqu’elle devait étudier les changements physiques des matériaux utilisés dans le passé : des changements dans la chimie, la physique, le ki (ou les fuites de ki) dans les choses, qui pourraient servir à les dater, comme autant d’horloges enfouies dans la texture des matériaux étudiés. Elle en parla à Piali, et il lui répondit aussitôt qu’au fil du temps le nombre de particules du noyau et de l’enveloppe changeait, de telle sorte que, par exemple, l’anneau-de-vie quatorze d’un corps se transformerait lentement en anneau-de-vie douze, à peu près dans les cinquante années suivant la mort de l’organisme, et continuerait à se dégrader pendant environ cent mille ans, jusqu’à ce que tout l’anneau-de-vie de l’organisme soit retombé à douze – étape à laquelle l’horloge s’arrêterait.

Il y avait donc largement de quoi dater la plupart des activités humaines, se dit Budur. Elle commença à élaborer une méthode de travail avec Piali et les différents chercheurs de l’Institut. Puis l’idée fut reprise et améliorée par une équipe de scientifiques de Nsara, qui avait été mise sur pied ce mois-là, et bientôt les efforts de quelques-uns devinrent ceux de tous, comme cela arrive si souvent dans le domaine de la science. Budur n’avait jamais travaillé aussi dur.

C’est ainsi qu’au fil du temps elle finit par devenir archéologue, s’occupant entre autres de dater les choses, avec l’aide de Piali. En fait, pour Piali, elle avait remplacé Idelba, et il avait même, en conséquence, en partie changé de domaine d’activité pour s’adapter à ce sur quoi elle travaillait. Il ne se liait aux autres qu’en travaillant avec eux, et c’est pourquoi, même si elle était très jeune et travaillait dans une autre spécialité, il s’était adapté à elle, et avait ensuite fait comme avant. Il poursuivait également ses recherches en physique atomique, évidemment, travaillant avec de nombreux collègues au laboratoire de l’Institut, et quelques scientifiques de l’usine du sans-fil située dans la banlieue de la ville, et dont le laboratoire commençait à rivaliser avec ceux de la madrasa et de l’Institut dans le domaine de la recherche en physique théorique.

Les militaires de Nsara étaient également impliqués. Les recherches de Piali suivaient la voie ouverte par Idelba, et même s’il y avait longtemps déjà que rien de neuf n’avait été publié sur la possibilité de déclencher une réaction en chaîne à partir de la fission de l’alactin, de nombreux physiciens musulmans, au Skandistan, en Toscane et en Iran, en avaient souvent parlé entre eux ; et ils se doutaient que de pareilles conversations devaient avoir lieu dans les laboratoires de Chine, de Travancore ou du Nouveau Monde. À Nsara, on épluchait désormais les publications internationales portant sur cet aspect de la physique, afin de voir si rien ne leur avait échappé, s’il n’y avait pas de nouveau développement, ou si un soudain silence ne signifiait pas qu’un gouvernement avait décidé de classer le sujet secret défense. Jusqu’à présent, rien ne laissait croire qu’on avait censuré ou préféré étouffer quoi que ce fut, mais Piali semblait penser que ce n’était qu’une question de temps, et que cela devait déjà se produire dans d’autres pays, voire chez eux, sans qu’on en ait vraiment conscience, ou que ce fût seulement prévu. À la première crise de politique internationale, disait-il, avant que les hostilités ne soient déclarées, il ne faudrait pas s’étonner si ce pan de la recherche disparaissait bel et bien dans les laboratoires top secret des militaires, et, en même temps que lui, un nombre significatif des physiciens de leur génération, qui se verraient alors refuser tout contact avec leurs collègues du monde entier.

Et bien sûr, les problèmes pouvaient surgir à tout moment. La Chine, malgré sa victoire, s’était effondrée presque aussi complètement que la coalition défaite, et sombrait apparemment dans l’anarchie et dans la guerre civile. L’heure de la fin avait sonné pour les chefs de guerre chinois qui avaient remplacé la dynastie Qing.

— C’est bien, dit Piali à Budur. Il n’y a qu’une bureaucratie de militaires pour essayer de construire une bombe aussi dangereuse. Mais c’est mauvais, parce que les gouvernements militaires détestent s’en aller sans livrer une dernière bataille.

— Aucun gouvernement n’aime s’en aller, dit Budur. Rappelle-toi ce que disait Idelba. Le meilleur moyen d’empêcher un gouvernement de s’approprier ces idées, c’est de les répandre dans le monde entier, aussi vite que possible. Si tout le monde sait que chacun peut fabriquer une arme pareille, alors aucun n’essaiera de la faire.

— Peut-être pas au début, dit Piali, mais cela pourrait arriver, avec les années.

— Ce n’est pas une raison pour nous décourager, dit Budur.

Et elle continua de harceler Piali pour qu’il fasse enfin ce qu’Idelba avait suggéré. Il ne semblait pas y avoir renoncé, mais il ne faisait rien non plus qui allât dans ce sens. En tout cas, Budur devait bien admettre avec lui qu’il n’était pas facile de décider comment s’y prendre au juste. Ils étaient assis sur ce secret comme des pigeons sur un œuf de coucou.