Pendant ce temps, la situation à Nsara continuait de se dégrader. Un bon été avait succédé à plusieurs mauvais, permettant d’échapper à la pire des famines. Mais les journaux ne parlaient que d’émeutes de la faim, de grèves dans les usines du Rhin, de la Ruhr et du Rhône, et même d’une « révolte contre les réparations de guerre », dans les petites montagnes de l’Atlas, révolte qu’on eut du mal à contenir. En fait, l’armée avait en son sein des éléments plutôt disposés à encourager qu’à réfréner ce type de mouvement, peut-être parce qu’ils les approuvaient. À moins que ce ne fut pour que les choses empirent au point qu’un coup d’État militaire aurait paru parfaitement justifié. D’ailleurs, on entendait bien des rumeurs allant dans ce sens.
Tout cela ressemblait de façon désespérante aux derniers jours de la Longue Guerre, et les gens se mirent à stocker de plus belle. Budur avait du mal à se concentrer sur ses lectures, et était souvent submergée par le chagrin de la mort d’Idelba. C’est pourquoi elle fut d’abord surprise, puis ravie, quand Piali lui annonça la tenue d’un colloque à Ispahan, une rencontre internationale de physiciens atomistes, qui devaient faire le point sur les derniers résultats de leurs travaux, « y compris le problème de l’alactin ». De plus, le colloque se tiendrait en même temps que la quatrième édition d’une grande réunion de scientifiques, dont la première avait eu lieu à Ganono, la grande cité portuaire des Hodenosaunees – d’où son nom, désormais, de Conférence de l’Ile-Longue. La deuxième avait eu lieu à Pyinkayaing, et la troisième à Beijing. Le colloque d’Ispahan était par conséquent le premier à se dérouler dans le Dar, et il était prévu qu’aurait lieu également toute une série de rencontres sur le thème de l’archéologie. Piali s’était déjà arrangé pour faire financer par l’Institut le fait que Budur y assiste avec lui, en tant que coauteur des articles qu’ils avaient écrits avec Idelba sur la méthode de datation à l’anneau-de-vie quatorze.
— Cela me semble l’endroit idéal où parler en privé des idées de ta tante. Une séance de travail sera même consacrée à ses recherches. Elle sera organisée par Zoroush. Chen y sera aussi, ainsi qu’un certain nombre de ses correspondants. Tu viendras ?
— Bien sûr.
21
Les trains pour l’Iran passaient tous par Turi, la ville natale de Budur. Alors, peut-être à cause de cela, Piali s’arrangea pour leur trouver deux places à bord du dirigeable qui allait de Nsara à Ispahan. C’était un appareil du même modèle que celui que Budur avait pris avec Idelba pour aller aux Orcades. Elle s’assit à côté de la vitre de la nacelle pour regarder la Franji : les Alpes, Rome, la Grèce et les îles brunes de la mer Égée ; puis l’Anatolie et les États du Moyen-Occident. Dieu que le monde est grand ! se dit Budur après plusieurs heures de vol.
Puis ils survolèrent les cimes enneigés des Zagros, jusqu’à Ispahan, située dans une haute vallée traversée par un fleuve tumultueux, le Zayandeh Rud, vallée qui dominait des plaines salines à l’est. Alors qu’ils approchaient de l’aérodrome, ils virent un immense cercle de ruines autour de la nouvelle ville. Ispahan s’était trouvée sur la route de la Soie, et plusieurs villes avaient été détruites, tour à tour par Gengis Khan, Tamerlan, les Afghans au onzième siècle, et finalement le Travancore, au cours de la Longue Guerre.
La dernière incarnation de la ville n’en était pas moins florissante. De nouveaux bâtiments s’élevaient un peu partout, si bien que lorsqu’ils traversèrent la ville en tramway ils eurent l’impression de s’aventurer dans une forêt de grues poussant dans tous les sens sur une ruche de métal et de béton. Abdol Zoroush et les autres scientifiques iraniens accueillirent la petite équipe de Nsara dans une grande madrasa au cœur du nouveau centre-ville, et la conduisirent dans les vastes appartements réservés aux invités de l’Institut de recherche scientifique. Après quoi, ils les emmenèrent dîner dans la ville, qui s’étendait alentour, au pied des monts Zagros.
Un fleuve coulait au sud de la ville basse, que l’on venait de reconstruire entièrement sur les ruines de l’ancien centre-ville. Les habitants de la ville leur apprirent que les collections archéologiques de l’Institut accueillaient une profusion d’antiquités et d’artefacts anciens, récemment récupérés. La nouvelle ville était parcourue de larges avenues bordées d’arbres, qui maillaient la ville du fleuve jusqu’au nord. À cette altitude, et même sous de plus hautes montagnes, ce serait un spectacle magnifique quand les arbres auraient enfin atteint leur taille adulte. Mais c’était déjà impressionnant.
Les Isfahanis étaient visiblement très fiers, à la fois de leur ville, de leur Institut, et de l’Iran en général. Dévasté plusieurs fois pendant la Longue Guerre, leur pays était maintenant en pleine reconstruction. Ils disaient qu’ils essayaient de lui insuffler un nouvel esprit, une façon d’être au monde typiquement persane, où leurs propres chiites ultraconservateurs se trouvaient noyés sous un afflux d’immigrants et de réfugiés plus tolérants, ainsi que d’intellectuels locaux qui se faisaient appeler cyrusiens, en hommage à celui que l’on tenait pour le premier roi d’Iran. Les Nsarais trouvèrent ce renouveau patriotique persan particulièrement intéressant, parce qu’il semblait illustrer un moyen de s’affranchir de l’islam, sans pour autant l’abandonner. Les Cyrusiens attablés avec eux se réjouirent de leur apprendre que cette année n’était plus pour eux l’an 1381 A. H., mais l’an 2561 de « l’ère du roi des rois ». Un homme se leva pour porter un toast en récitant un poème anonyme que l’on venait de découvrir, peint sur l’un des murs de la nouvelle madrasa :
Alors les autochtones se mirent à boire et à se congratuler. Beaucoup d’entre eux étaient en fait des étudiants venus d’Afrique, du Nouveau Monde ou d’Aozhou.
— C’est à cela que le monde entier finira par ressembler, quand les gens auront pris l’habitude de se déplacer, dit ensuite Abdol Zoroush à Budur et Piali, alors qu’il leur faisait visiter les immenses terrains de l’Institut, puis le quartier fluvial qui se trouvait juste au sud.
On était justement en train de construire au-dessus du fleuve une promenade bordée de cafés d’où l’on pouvait admirer les montagnes et le fleuve en amont. Zoroush leur dit que ce panorama avait été construit sur le modèle de la corniche surplombant l’estuaire, à Nsara.
— Nous souhaitions quelque chose qui rappellerait votre grande cité, tout entourés de terres que nous soyons. Nous voulions un symbole de notre ouverture d’esprit.
Le colloque commença le jour suivant et, pendant toute la semaine, Budur assista à diverses communications portant sur des sujets variés touchant à ce que beaucoup d’entre eux appelaient la nouvelle archéologie, une science et pas seulement un passe-temps pour antiquaires, ou concernant le nébuleux point de départ de l’histoire. Piali, pendant ce temps, disparaissait dans les bâtiments consacrés aux sciences physiques pour assister à des débats de physiciens. Ils se retrouvaient pour dîner parmi tous les autres savants, et n’avaient que peu d’occasions de se parler en privé.