Budur trouva que les différentes conférences sur l’archéologie, faites par des conférenciers venus des quatre coins du monde, constituaient une initiation passionnante. Il en ressortait clairement qu’au cours des années de reconstruction qui avaient suivi la guerre, avec la découverte et le développement de nouvelles méthodologies, et grâce à ce qu’ils savaient déjà des premiers temps de l’histoire du monde, une nouvelle science, une nouvelle façon d’envisager les profondeurs de leur passé le plus lointain, était en train d’émerger, là, sous leurs yeux. Les salles de conférences étaient bondées, et les communications se prolongeaient toujours jusque tard dans la nuit. Beaucoup avaient lieu dans les couloirs, où les conférenciers parlaient, s’agitaient, répondaient aux questions devant de grands tableaux noirs et des panneaux d’affichage couverts de photos et de documents. Il y en avait tellement que Budur ne pouvait se rendre à toutes, aussi prit-elle très vite l’habitude de se tenir au fond des salles ou derrière la foule, quand les conférences avaient lieu dans les couloirs, arrivant au beau milieu et épluchant le programme pour choisir ce qu’elle allait faire l’heure d’après.
Elle s’arrêta dans une salle pour écouter un vieil homme, apparemment d’origine chinoise, japonaise, ou de l’ouest du Yingzhou, qui parlait dans un persan maladroit des civilisations du Nouveau Monde au moment où le Vieux Monde l’avait découvert. Ce qui l’avait poussée à venir l’écouter était le fait qu’il connaissait Hanea et Ganagweh.
— En fait, en termes de mécanisation, d’architecture et ainsi de suite, les habitants du Nouveau Monde étaient déjà assez avancés. Même s’il n’y avait pas d’animaux domestiques au Yingzhou (mis à part les cochons d’Inde et les lamas en Inka), les civilisations aztèque et inka ressemblaient à celle des anciens Égyptiens, telle que nous la découvrons. On peut donc dire que les tribus du Yingzhou vivaient comme les habitants du Vieux Monde avant que n’existent les villes, c’est-à-dire il y a environ huit mille ans, alors que les empires inkas, plus au sud, rappelaient le Vieux Monde d’il y a quatre mille ans. C’est une différence de taille, qu’il serait intéressant d’expliquer, si c’était possible. Peut-être l’empire inka bénéficiait-il d’atouts topographiques, ou de ressources, comme par exemple le lama, une bête de somme qui leur donnait un avantage sur les habitants du Yingzhou – même s’il s’agit d’un avantage assez mince au regard des critères du Vieux Monde. Mais ils disposaient, grâce à lui, d’un peu d’énergie supplémentaire, et ainsi que notre hôte, Maître Zoroush, l’a clairement expliqué, l’énergie que ces lamas leur permettait de mettre en jeu pour dompter la nature constitue l’un des principaux facteurs de développement.
» Quoi qu’il en soit, l’étude des conditions de vie primitives du Yingzhou nous permet de comprendre les structures sociales qui ont pu être celles des sociétés pré-agricoles du Vieux Monde. Elles sont étrangement modernes par certains aspects : elles possédaient les bases de l’agriculture – la courge, le mais, les haricots, et ainsi de suite –, leur population n’était pas très nombreuse, et vivait dans une forêt giboyeuse, avec beaucoup d’arbres fruitiers, leur économie en était au stade pré-pénurique, même si nous découvrons aujourd’hui qu’ils avaient les moyens de développer une technologie post-pénurique. Dans chacune de ces deux civilisations, l’individu était mieux considéré, en tant que créateur de valeur, qu’il soit homme ou femme, que dans une économie de type pénurique. De même, on trouvait moins de cas de domination d’une caste par une autre. Derrière ces conditions d’abondance et d’aisance matérielle, nous voyons le grand égalitarisme des Hodenosaunees, le pouvoir qu’ont les femmes dans leur société, et l’absence d’esclavage – au contraire, les tribus défaites étaient rapidement assimilées dans le tissu même de l’État.
» À l’époque des Premiers Grands Empires, il y a quatre mille ans, tout cela avait disparu et laissé place à une structure d’une extrême verticalité, avec des rois-dieux, une caste de religieux toute-puissante, un contrôle militaire permanent, et l’asservissement des vaincus. Ces premiers développements, ou, pourrait-on dire, ces premiers symptômes, de civilisation (car l’urbanisation avait grandement accéléré ce processus) ne se rencontrent aujourd’hui, près de quatre mille ans plus tard, que dans les civilisations les plus progressistes du monde.
» Pendant ce temps, bien sûr, chacune de ces deux sociétés primitives a presque entièrement disparu de la surface de la Terre, en partie à cause des maladies du Vieux Monde qui avaient frappé leurs populations. Chose intéressante, les empires méridionaux se sont effondrés plus vite, et plus totalement, à peu près au moment même où ils étaient conquis par les armées d’or chinoises, avant d’être rapidement ravagés par la famine et les maladies, comme si un corps sans tête ne pouvait survivre un instant. Plus au nord, les choses se passèrent tout autrement, d’abord parce que les Hodenosaunees purent se défendre en s’enfonçant dans l’immense forêt à l’est de leurs terres, parvenant ainsi à échapper, du moins en partie, aux Chinois ou aux incursions islamiques venues de l’autre côté de l’Atlantique ; ensuite, parce qu’ils étaient bien moins sensibles aux maladies du Vieux Monde, peut-être parce qu’ils y avaient déjà été exposés, au contact de moines japonais itinérants, de commerçants, de trappeurs et de prospecteurs, qui contaminèrent de petits groupes d’autochtones, faisant office de vaccins humains, immunisant la population du Yingzhou, ou en tout cas la préparant à une arrivée plus massive d’Asiatiques, dont les effets dévastateurs purent ainsi être contrés, même si, bien sûr, nombre de gens et de tribus périrent.
Budur alla voir un peu plus loin, tout en réfléchissant à la notion de société post-pénurique, dont elle n’avait jamais entendu parler dans Nsara en proie à la famine. Mais une autre conférence, qu’elle ne voulait manquer à aucun prix, allait bientôt commencer, or c’était l’une des plus courues. Elle traitait de la question des anciens Francs, et de la raison pour laquelle la peste les avait si durement frappés.
Beaucoup de travaux avaient été effectués sur ce sujet, notamment par le savant zott Istvan Romani, qui avait effectué des recherches sur les régions frontalières de la peste, au Magyaristan et en Moldavie. Quant à la peste proprement dite, elle avait été étudiée en profondeur pendant la Longue Guerre, quand il avait paru possible que l’on se serve de cette maladie comme d’une arme d’un côté ou de l’autre. On savait maintenant qu’elle avait été transmise au cours des premiers siècles par les puces vivant sur les rats qui voyageaient à bord des bateaux ou suivaient les caravanes. Une ville appelée Issyk Kul, au sud du lac Balkhash, au Turkestan, avait été étudiée par des Romains et par un chercheur chinois, appelé Jiang, qui avaient mis au jour, dans un cimetière nestorien de la ville, les preuves que la peste avait durement sévi au cours de l’an 700. Cela avait été apparemment le point de départ de l’épidémie qui s’était déplacée le long des routes de la Soie, jusqu’à Sarai, alors capitale du khanat de la Horde d’Or. L’un de leurs khans, Yanibeg, avait assiégé le port génois de Kaffa, en Crimée, catapultant par-dessus les remparts des cadavres de victimes de la peste. Les Génois avaient jeté les corps à la mer, mais cela n’avait pas empêché la peste de contaminer le réseau génois de ports de commerce, puis, finalement, toute la Méditerranée. La peste s’était déplacée de port en port, entrant en sommeil pendant les hivers et recommençant à frapper de plus belle dans l’intérieur des terres au printemps. Cela dura une vingtaine d’années. Les péninsules de l’ouest du Vieux Monde avaient toutes été ravagées, en remontant vers le nord à partir de la Méditerranée, puis repartant vers l’est, jusqu’à Moscou, Novgorod, Copenhague et les ports de la Baltique. À la fin, la population de Franji n’était plus que de trente pour cent environ de ce qu’elle était avant le début de l’épidémie. Puis, vers 777, année considérée à cette époque comme cruciale par les mollahs et les soufis mystiques, une seconde vague de peste – si c’était bien la peste – avait tué la quasi-totalité des survivants de la première vague, de telle sorte que les marins du début du huitième siècle rapportèrent avoir vu, généralement depuis la mer, une terre complètement vide.