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— Les méthodes de datation vont finir par s’améliorer, c’est certain, dit Piali.

— Certes. Mais en attendant, tout est confus.

— C’est vrai pour tout.

Les jours se suivirent, perdus dans un brouillard de conférences. Budur se levait tous les jours à l’aube, prenait son petit déjeuner au réfectoire de la madrasa et enchaînait les conférences, les réunions et les exposés jusqu’au dîner. Après quoi, elle suivait encore d’autres communications, et ne retournait dans sa chambre qu’à une heure avancée de la nuit. Un jour, elle fut intriguée par le discours d’une jeune femme qui décrivait sa découverte de ce qui semblait avoir été une branche perdue d’un féminisme des premiers temps de l’islam, une branche qui avait permis à Samarkand de renaître avant d’être détruite puis rayée de l’histoire. Apparemment, des femmes de Qom s’étaient élevées contre le pouvoir des mollahs et avaient mené leur famille vers le nord-est, dans la ville de Derbent, en Bactriane. La ville, qui avait été conquise par Alexandre le Grand, vivait depuis plus d’un millier d’années à la mode des Grecs dans une sorte de béatitude transoxianique, quand les rebelles musulmanes étaient arrivées avec leurs familles. Ensemble, ils bâtirent un mode de vie où tous les êtres vivants étaient égaux entre eux et devant Allah, quelque chose qui ressemblait à ce qu’Alexandre aurait créé, en bon disciple de la reine de Crète. C’est ainsi que les habitants de Derbent vécurent des années de bonheur, sans chercher à imposer leur mode de vie au reste du monde, mais en parlant de ce qu’ils avaient appris aux gens de Samarkand avec qui ils commerçaient. Et à Samarkand, ils prirent cette connaissance et en firent le début de la renaissance du monde. Tout cela peut se lire dans les ruines, répéta la jeune chercheuse.

Budur nota les références, se rendant compte que l’archéologie aussi pouvait être une sorte de profession de foi, ou d’engagement sur l’avenir. Elle repartit dans les couloirs en secouant la tête. Il faudrait qu’elle en parle à Kirana. Il faudrait qu’elle se plonge là-dedans elle-même. Qui savait, en réalité, ce que les gens avaient fait dans le passé ? Il était arrivé bien des choses, qui n’avaient jamais été consignées par écrit et qu’au bout d’un moment on avait complètement oubliées. Tout était possible. À peu près tout. Et il y avait ce phénomène que Kirana avait mentionné une fois en passant : les gens imaginaient que l’herbe était toujours plus verte ailleurs, ce qui leur donnait le courage d’essayer de promouvoir un certain progrès dans leur propre pays. C’est ainsi que les femmes de partout, imaginant que le sort des femmes d’ailleurs était meilleur que le leur, avaient eu le courage d’initier des changements. Et on pouvait sans doute multiplier les exemples de gens qui anticipaient une amélioration de la réalité, comme dans ces histoires de paradis mythique, découvert puis perdu, que les Chinois appelaient les histoires de « la source des fleurs de pêcher ». Histoire, fable, prophétie ; on ne savait pas ; jusqu’à ce que passent les siècles, peut-être, et que le temps en fasse des histoires d’une sorte ou d’une autre.

Elle assista à beaucoup de conférences, et cette impression de gens en lutte permanente, d’expériences interminables, d’êtres humains se démenant pour essayer de trouver un moyen de vivre ensemble, ne fit que s’approfondir. Un faux Potala, à l’échelle deux tiers, construit à l’extérieur de Beijing ; d’anciens temples, d’origine grecque peut-être, perdus dans les jungles d’Amazonie ; un autre ensemble de temples dans les jungles du Siam ; une capitale inka, là-haut dans les montagnes ; des squelettes d’hommes au crâne légèrement différent de celui de l’homme moderne retrouvés en Franji ; des huttes rondes faites avec des os de mammouth ; le calendrier formé par les cercles de pierres de Britannia ; la tombe intacte d’un pharaon égyptien ; les restes miraculeusement préservés d’un village médiéval français ; une épave sur la péninsule de Ta Shu, le continent de glace entourant le pôle Sud ; une ancienne poterie inka primitive ornée de schémas du sud du Japon ; les légendes mayas de la « grande arrivée » d’un dieu Itzamna, qui était le nom de la déesse mère Shinto de la même période ; des mégalithes du grand bassin hydrographique inka, qui ressemblaient à ceux du Maghreb ; de vieilles ruines grecques en Anatolie qui rappelaient la Troie de l’Iliade, le poème épique d’Homère ; de grandes figures linéaires tracées sur les plaines d’Inka que l’on ne voyait bien que du ciel ; le village côtier des Orcades, que Budur avait visité avec Idelba ; une cité gréco-romaine complète à Éphèse, sur la côte d’Anatolie ; ces vestiges et beaucoup, beaucoup d’autres furent passés en revue. Chaque jour apportait son fleuve de paroles, Budur prenant des notes, infatigablement, et demandant des tirés-à-part des articles quand ils étaient en arabe ou en persan. Elle prenait un intérêt particulier aux communications sur les méthodes de datation, et les chercheurs qui travaillaient dans ce domaine lui disaient souvent tout ce qu’ils devaient aux travaux précurseurs de sa tante. Ils exploraient à présent d’autres méthodes de datation, comme le décompte des anneaux concentriques des troncs d’arbre (la « dendrochronologie ») ou la mesure d’un genre particulier de luminescence due à la fuite de ki que l’on remarquait dans la poterie cuite à des températures suffisantes. Mais ces techniques étaient encore balbutiantes, et personne n’était satisfait des méthodes actuellement utilisées pour dater les objets du passé qu’on trouvait dans la terre.

Un jour, des archéologues qui avaient utilisé les travaux d’Idelba sur les méthodes de datation se joignirent à Budur, et ils traversèrent le campus de la madrasa pour assister à une réunion à la mémoire d’Idelba, organisée par les physiciens qui l’avaient connue. Cette réunion comporterait un certain nombre d’éloges, une présentation des divers aspects de ses travaux, des communications sur les travaux récents dans les domaines sur lesquels elle s’était penchée, suivis d’une petite fête ou d’une veillée en son honneur.

Budur se promena dans les salles où la manifestation devait se tenir, recevant les louanges adressées à sa tante, et les condoléances. Les hommes de l’assistance (il y avait très peu de femmes) se montrèrent plein de sollicitude à son égard, et généralement amicaux. Le seul souvenir d’Idelba suffisait à amener des sourires sur leurs visages. Budur était stupéfaite et très fière de ces témoignages d’affection, même s’ils lui faisaient souvent aussi un peu de peine ; ils avaient perdu une collègue de valeur, mais elle avait perdu l’unique membre de sa famille qui comptait pour elle, et avait parfois du mal à se concentrer sur le seul aspect professionnel qu’on lui présentait de sa tante.

À un moment donné, on lui demanda de dire quelques mots, et elle prit sur elle pour aller au pupitre sur le devant de la salle. Elle songea à ses soldats aveugles, qui étaient devenus pour elle une sorte de rempart, d’ancrage, ou d’étalon de la tristesse. Par rapport à cela, c’était vraiment une fête, et elle sourit en voyant tous ces gens réunis pour honorer sa tante. Elle n’avait plus qu’à trouver quoi dire, et en montant les marches de l’estrade, il lui vint à l’esprit qu’elle n’avait qu’à imaginer ce qu’Idelba elle-même aurait dit, puis broder dessus. C’était une forme de réincarnation à laquelle elle pouvait croire.

Elle regarda donc l’assemblée de physiciens, calmement, soudain pleine d’assurance. Elle les remercia d’être venus et ajouta :