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— Vous savez tous à quel point Idelba s’impliquait dans ses recherches sur la physique atomique, que vous poursuivez actuellement. Elle pensait qu’elles devaient être utilisées pour le bien de l’humanité, et pour rien d’autre. Le meilleur tribut que vous pourriez rendre à sa mémoire serait de fonder une organisation de savants qui se consacrerait à la diffusion et à l’utilisation de ce savoir. Nous aurons l’occasion d’en reparler. L’idéal serait que cette conférence voie se concrétiser cette aspiration. Elle avait, vous le savez, la conviction que l’on pouvait compter sur les savants entre tous pour agir au mieux, parce que c’était le mieux à faire du point de vue scientifique.

On aurait entendu une mouche voler dans la salle. L’expression qu’elle lisait sur leur visage lui rappelait beaucoup celle de ses soldats aveugles : souffrance, nostalgie, vains espoirs, regrets et résolution. Beaucoup de ceux qui étaient là avaient sans nul doute été impliqués dans l’effort de guerre de leurs pays respectifs – vers la fin, forcément, quand la course aux armements s’était accélérée et que les choses étaient devenues particulièrement dures et pénibles. Les inventeurs des obus à gaz de combat qui avaient aveuglé ses soldats pouvaient très bien se trouver dans cette salle.

— Maintenant, poursuivit prudemment Budur, il est évident que ça n’a pas tout le temps été le cas. Les savants n’ont pas toujours fait ce qu’il fallait. Mais pour Idelba, la science était perfectible, et on pouvait sans cesse la rendre plus scientifique. C’est même l’une des façons de définir la science, par opposition à bien d’autres disciplines ou institutions humaines. Pour moi, cela en fait une sorte de prière ou d’adoration du monde. C’est un travail, et c’est une dévotion. Nous devrions avoir cela constamment présent à l’esprit, chaque fois que nous repensons à Idelba, et chaque fois que nous réfléchissons aux conséquences ou aux applications de notre travail. Merci.

Par la suite, de plus en plus de gens vinrent la remercier et lui exprimer leur reconnaissance, si déplacée qu’elle fut dans la mesure où c’était sa tante qui aurait dû la recevoir. Puis, comme le moment d’honorer sa mémoire prenait fin, certains d’entre eux allèrent dîner dans un restaurant proche, après quoi un groupe encore plus restreint s’attarda autour de cafés et de baklavas. Budur avait l’impression de se retrouver dans l’un de ces cafés fouettés par la pluie de Nsara.

Finalement, très tard cette nuit-là, alors qu’ils n’étaient plus qu’une douzaine et que les serveurs du restaurant donnaient l’impression de vouloir fermer, Piali parcourut la salle du regard et, sur un hochement de tête d’Abdol Zoroush, se tourna vers Budur.

— Je vous présente le docteur Chen, dit-il en indiquant un Chinois aux cheveux blancs à l’autre bout de la table. Il nous a apporté les travaux de son équipe sur l’alactin. Il a manifesté le désir de partager ses résultats avec nous. Il arrive aux mêmes conclusions que nous en ce qui concerne la fission des atomes d’alactin et la façon dont on pourrait l’exploiter pour en faire une bombe. Mais son équipe est allée plus loin dans ses calculs, ce que nous avons vérifié pendant le colloque, et notamment Maître Ananda, ici présent (un autre homme assis à côté de Chen hocha la tête). Il apparaît maintenant évident que le type particulier d’alactin nécessaire pour déclencher une réaction en chaîne est tellement rare dans la nature qu’on ne pourrait pas en réunir une quantité suffisante. Il faudrait se contenter de sa forme naturelle, et la retraiter en laboratoire, selon un process qui est pour l’instant hypothétique, et même si on le rendait applicable, il serait tellement complexe qu’il faudrait la capacité industrielle de tout un État pour en produire assez pour une bombe.

— Vraiment ? demanda Budur.

Ils acquiescèrent avec ensemble, l’air calmes et soulagés, peut-être même heureux. L’interprète du docteur Chen lui dit quelque chose en chinois. Il opina du chef, répondit, et le traducteur répéta ses paroles en persan :

— Le docteur Chen ajoute que d’après ses observations, il paraît très peu vraisemblable que, même s’il le voulait, un pays, quel qu’il soit, réussisse à créer ces matériaux avant bon nombre d’années. Nous sommes donc tranquilles. De ce côté-là tout au moins.

— Je vois, dit Budur, avec un hochement de tête approbateur en direction du vieux Chinois. Vous devez imaginer à quel point Idelba aurait été contente de vous entendre ! Elle s’en faisait beaucoup, vous le savez. Mais elle insisterait aussi pour que soit créée une organisation scientifique internationale, peut-être de physiciens atomistes. Ou d’un groupe de scientifiques plus généralistes, qui prendraient les mesures nécessaires pour que l’humanité ne soit jamais menacée par ces possibilités. Après ce que le monde vient de traverser pendant la guerre, je crois qu’il ne survivrait pas à l’invention d’une super bombe. Ce serait de la folie.

— Certainement, approuva Piali.

Et quand ses paroles eurent été traduites, le docteur Chen parla à nouveau, et son traducteur dit pour lui :

— D’après l’honorable professeur, les comités scientifiques devraient conseiller…

Le docteur Chen ajouta un commentaire.

— … les gouvernements, reprit l’interprète, et les informer de ce qui est possible, ce qui est préférable… Le professeur Chen pense que cela pourrait être fait discrètement, dans l’épuisement… de l’après-guerre. Il dit que les gouvernements devraient accepter l’existence de ce genre de comités, parce que au départ ils ne seront pas conscients de ce qu’ils signifient… et le temps qu’ils s’en rendent compte, ils ne pourront plus… les démanteler. Et alors les scientifiques pourront jouer… un plus grand rôle dans les affaires politiques. Voilà ce qu’il a dit.

Tous autour de la table hochèrent la tête pensivement, certains avec circonspection, d’autres avec inquiétude. Sans doute les travaux de la plupart des chercheurs ici présents étaient-ils financés par leur gouvernement.

— Nous pouvons toujours essayer, dit Piali. Ce serait un merveilleux hommage à Idelba. Et ça pourrait marcher. En tout cas, cela pourrait nous aider.

Tout le monde hocha la tête à nouveau, et, après traduction, le docteur Chen en fit autant.

— On pourrait les présenter comme de simples scientifiques réunis pour parler de science, proposa Budur. Un effort de coordination, pour faire avancer la science. Au début, quelque chose d’anodin, comme l’harmonisation des poids et mesures, ou la codification des mathématiques. Ou un calendrier solaire plus fidèle aux mouvements de la Terre autour du Soleil. Nous tous ici présents n’avons pas le même calendrier. Pour l’instant, nous ne sommes même pas d’accord sur les dates ou la longueur de l’année. À vrai dire, nous vivons encore dans des histoires différentes, et pourtant dans le même monde, comme la guerre nous l’a appris. Vous devriez peut-être vous réunir entre mathématiciens et astronomes, afin de définir un calendrier des plus précis, qui servirait pour tous les travaux scientifiques. Cela pourrait contribuer à forger un sentiment de communauté mondiale.

— Mais par où commencer ? demanda quelqu’un.

Budur haussa les épaules ; elle n’y avait pas réfléchi. Que dirait Idelba ?

— Et pourquoi ne pas le faire commencer maintenant, en prenant ce colloque comme année zéro ? C’est le printemps, après tout. Faisons commencer l’année à l’équinoxe de printemps, comme dans la plupart des pays, non ? Ensuite, il suffirait de numéroter les jours de chaque année en évitant tous les modes de calcul compliqués, les mois, les semaines de sept ou de dix jours, et tout ce qui s’ensuit. Il faudrait que ce soit simple, indiscutable, que ça transcende les cultures, parce que ça trouverait son origine dans la physique. Le jour deux cent cinquante-sept de l’an 1. On compterait à partir de cette date zéro, trois cent soixante-cinq jours par an, en ajoutant un jour pour les années bissextiles, enfin, ce qu’il faut pour que ce soit en conformité avec la nature. Et puis, quand ce principe sera banalisé ou standardisé dans le monde entier, si le moment vient où les gouvernements commencent à mettre la pression sur leurs savants pour qu’ils ne travaillent que pour une partie de l’humanité, ils pourront dire : Pardon, mais la science ne marche pas comme ça. Nous sommes au service de l’humanité. Notre seul souci est de faire en sorte que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.