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Le docteur Chen n’avait pas quitté Budur des yeux pendant son intervention. Quand elle se tut, il hocha la tête et dit quelque chose.

L’interprète traduisit sa réponse :

— Il dit : Ce sont de bonnes idées. Il dit : Essayons. On verra bien.

Par la suite, Budur continua d’aller aux conférences, de prendre des notes. Mais elle avait la tête ailleurs. Elle pensait à toutes ces conversations privées qui avaient lieu en ce moment même entre les physiciens, de l’autre côté de la madrasa : on y échafaudait bien des plans, dont Piali lui parlait. Et ses notes devinrent bientôt des listes de choses à faire. Sous le soleil d’Ispahan, cette cité à la fois ancienne et entièrement nouvelle, pareille à un jardin dans un champ de ruines, il était facile d’oublier qu’on mourait de faim en Franji, en Chine, en Afrique, et à vrai dire presque partout dans le monde. Sur le papier, on avait l’impression de pouvoir tout sauver.

Mais, un matin, elle passa devant un panneau d’affichage qui attira son attention. Il présentait un reportage photo intitulé : « On a trouvé un village tibétain, intact ! » Il ressemblait à tous les autres reportages affichés dans des centaines d’autres couloirs, mais il avait quelque chose de différent. Comme souvent, le texte principal était en persan, avec des traductions en plus petits caractères, en chinois, en tamoul, en arabe et en algonquin, les « cinq grandes » langues de la conférence. L’auteur de ce reportage était une grande jeune femme à la face plate, qui répondait nerveusement aux questions d’une demi-douzaine de personnes. Elle était elle-même tibétaine, apparemment, et faisait appel aux services d’un interprète iranien. Budur ne savait pas trop si elle parlait tibétain ou chinois.

Quoi qu’il en soit, comme elle l’expliquait, une avalanche avait recouvert un village de haute montagne au Tibet. Tout y avait été préservé, comme dans un réfrigérateur naturel géant : les meubles, les vêtements, la nourriture, et même les derniers messages que deux ou trois villageois qui savaient écrire avaient laissés avant de mourir asphyxiés. Même les corps avaient été congelés.

Les petites photos du chantier de fouille firent une drôle d’impression à Budur. Un picotement dans les sinus, ou sur la voûte du palais, comme si elle allait éternuer, vomir, ou pleurer. Ces corps que les siècles avaient épargnés, surpris par la mort et condamnés à l’attendre, avaient quelque chose de terrible. Elle regarda les photos des messages d’adieu, griffonnés en marge d’un livre religieux ; l’écriture était claire ; on aurait dit du sanskrit. La traduction en arabe de l’un de ces messages lui parut étrangement familière :

Nous avons été enfouis par une grande avalanche et ne pouvons nous dégager. Kenpo essaye encore, mais ses efforts sont voués à l’échec. Nous avons de plus en plus de mal à respirer. Je crois que c’est bientôt fini. Ici, dans la maison, il y a Kenpo, Iwang, Sidpa, Zasep, Dagyab, Tenga et Baram. Puntsok est parti juste avant l’avalanche, et nous sommes sans nouvelles de lui. « La vie n’est qu’un reflet dans un miroir, sans substance, un fantôme de l’esprit. Nous reprendrons forme ailleurs, plus tard. » Loué soit le Bouddha, le compatissant.

Les photos rappelaient un peu à Budur le spectacle de certains désastres de la guerre, la mort frappant sans laisser de traces visibles, sauf qu’après la vie était à jamais changée. En les regardant, elle eut soudain une sorte de vertige. Debout là, dans le couloir, elle eut l’impression de sentir la neige et les roches s’abattre sur le toit de la maison, l’emprisonnant. Avec toute sa famille et ses amis. C’est ainsi que cela s’était passé. C’est ainsi que cela se passait…

Elle était encore sous le choc quand Piali déboula en criant :

— Il faut rentrer, tout de suite ! L’armée a renversé le gouvernement et essaie de prendre le pouvoir à Nsara !

22

Ils rentrèrent le lendemain. Piali pesta tout le long du vol contre la lenteur de ces transports militaires, en regrettant qu’ils n’aient jamais été prévus pour les passagers civils et en se demandant s’ils ne risquaient pas d’être arrêtés à leur arrivée – Quoi ! Un couple d’intellectuels en visite à l’étranger, alors que la nation est en danger ! Enfin, sous ce prétexte ou un autre…

Mais quand leur appareil se posa, dans la banlieue de Nsara, non seulement ils ne furent pas arrêtés, mais encore rien ne permettait de dire, en regardant par les vitres du tram qui les ramenait en ville, qu’il s’était passé quoi que ce soit.

Ce ne fut qu’une fois descendus du tram, et alors qu’ils allaient à pied vers le quartier de la madrasa, qu’ils remarquèrent de subtils changements. Il y avait moins d’activité au port. Les dockers interdisaient l’accès aux quais en protestation contre le coup d’État. Et on pouvait voir des soldats monter la garde au pied des grues et des ponts roulants. Des attroupements se produisaient aux coins des rues.

Piali et Budur se rendirent directement au pavillon de physique, où les collègues de Piali les mirent au courant des derniers événements. Les généraux avaient dissous le conseil d’État nsarais et les panchayats, et décrété la loi martiale. Ils appelaient ça la charia, et ils s’étaient arrangés avec quelques mollahs pour conférer à tout ça un parfum de légitimité, qui ne faisait pas illusion une seconde. Ces mollahs étaient de sales réactionnaires, complètement en décalage avec tout ce qui s’était passé à Nsara depuis la guerre – ce qui ne les avait pas empêchés de se rallier au dernier moment au clan des « on a gagné ! », ceux qu’Hasan appelait les « on aurait gagné s’il n’y avait pas eu ces Arméniens, ces Sikhs, ces Juifs, ces Zott, bref, toute cette racaille que nous vomissons ! » ; en fait, la foule des « on aurait gagné si le reste du monde ne nous avait pas flanqué la pâtée ». S’ils avaient voulu se retrouver parmi des gens qui pensaient comme eux, il aurait fallu qu’ils fichent le camp aux Émirats Alpins ou en Afghanistan dès le début.

Ainsi, personne n’était dupe. On savait très bien qui tirait les ficelles de ce coup d’État. Et comme les choses avaient depuis peu commencé à s’améliorer, les généraux n’avaient pas très bien choisi leur moment. Cela n’avait aucun sens ; apparemment, cela ne s’était produit que parce que la solde des officiers n’avait pas été augmentée malgré l’inflation galopante, et qu’ils croyaient que tout le monde était aussi désespéré qu’eux. Mais il y avait encore beaucoup, beaucoup de gens qui ne pouvaient plus voir l’armée, même en peinture, et qui soutenaient leur panchayat, sinon le conseil d’État. Budur pensait que la résistance avait de bonnes chances de l’emporter.

Kirana était beaucoup plus pessimiste. En fait, elle était à l’hôpital, et Budur s’y précipita dès qu’elle l’apprit, se sentant à vif et terrifiée. Il ne s’agit que d’examens, lui dit sèchement Kirana, sans préciser quel genre d’examens, mais Budur crut comprendre que c’était un problème sanguin ou pulmonaire. Ce qui ne l’empêchait en tout cas pas d’organiser les choses depuis son lit d’hôpital, en appelant toutes les zawiyyas de la ville.