Выбрать главу

— Ils ont les armes pour eux, alors il se peut qu’ils l’emportent. Mais on ne va pas leur rendre la tâche facile.

Beaucoup des étudiants de la madrasa et de l’Institut étaient déjà massés sur la corniche, le port et la place principale de la grande mosquée, où ils criaient, chantaient, sifflaient et parfois lançaient des pierres. Mais tout cela ne plaisait pas beaucoup à Kirana, qui passait son temps au téléphone à essayer d’organiser un grand rassemblement politique.

— Ils vont vous obliger à remettre le voile, ils vont vouloir remonter le temps jusqu’à ce que vous redeveniez toutes de gentils animaux domestiques. Il faut descendre dans la rue, il n’y a que ça qui puisse faire peur aux organisateurs de ce coup d’État…

C’était toujours « vous » et pas « nous », remarqua Budur, comme si Kirana s’excluait ou parlait à titre posthume, même si elle était visiblement ravie de prendre une part active à tout ça. Et ravie aussi que Budur soit venue la voir à l’hôpital.

— Ils ont mal calculé leur moment, dit-elle à Budur avec une sorte d’ardente jubilation.

Non seulement les restrictions alimentaires étaient moins fréquentes, et moins sévères, mais en plus, c’était le printemps ! Et, comme cela arrivait occasionnellement à Nsara, le ciel sempiternellement nuageux s’était brusquement dégagé et le soleil brillait depuis des jours, illuminant les jeunes pousses qui verdissaient partout, dans les jardins et entre les pavés. Le ciel était d’un bleu radieux et brillait comme du lapis-lazuli. Aussi, quand vingt mille personnes se réunirent au port de commerce et descendirent le boulevard de la Sultane Katima, jusqu’à la mosquée des pêcheurs, des milliers d’autres vinrent les regarder et se joignirent au défilé. C’est alors que l’armée, qui encerclait le quartier, envoya des gaz lacrymogènes dans la foule. Les gens s’éparpillèrent dans les grandes artères adjacentes et s’engagèrent dans les médinas bordant le fleuve. On avait l’impression que la ville tout entière était à feu et à sang. Une fois les victimes des gaz soignées, la foule revenait, chaque fois plus nombreuse.

Cela se reproduisit deux ou trois fois dans la journée, jusqu’à ce que l’énorme place devant la mosquée et le vieux palais soit noire de monde. Les gens se massaient contre les barbelés qui défendaient l’entrée du palais. Et ça chantait, ça écoutait des discours, ça criait des slogans et diverses sourates du Coran qui parlaient de droit du peuple à l’autodétermination. La place ne désemplissait pas. Il y avait toujours autant de monde. Les gens rentraient chez eux pour manger ou pour toute autre raison, laissant les jeunes faire la fête la nuit durant, et s’en revenaient le lendemain pour occuper le terrain. Toute activité cessa de fait dans la ville pendant le premier mois du printemps, alors que les jours rallongeaient. Ce fut comme un ramadan de folie.

Un jour, les étudiants de Kirana l’emmenèrent sur la place en fauteuil roulant, et elle eut un immense sourire en voyant la foule assemblée.

— Voilà ! C’est ça qui marche ! dit-elle. La force du nombre !

Ils la conduisirent à travers la foule jusqu’à une estrade improvisée avec des tonneaux, sur laquelle ils la hissèrent pour qu’elle prononce un discours ; ce qu’elle fit avec délectation, dans son style habituel, malgré sa très grande fatigue. Elle s’empara du micro et s’adressa à la foule :

— Mahomet a été le premier à dire que les êtres humains avaient des droits dont on ne pouvait les priver sans offenser le Créateur. Allah a fait les hommes, Ses enfants, égaux entre eux. Et nul ne sera jamais l’esclave de quiconque. Ces paroles furent énoncées à une époque où ces pratiques n’étaient pas en vigueur, loin de là. Pour l’islam, le progrès passe par la clarification de ces principes et l’instauration d’une vraie justice. Aujourd’hui, si nous sommes là, c’est pour continuer ce chemin !

» Les femmes, en particulier, ont dû se battre contre une interprétation erronée du Coran. Elles ont été emprisonnées dans la triple prison de leur foyer, du voile et de l’ignorance, jusqu’à ce que l’islam lui-même flanche sous le coup d’un trop-plein d’ignorance. Comment, en effet, des hommes pourraient-ils devenir sages et prospères quand leurs premières années s’écoulent dans les jupes de femmes ignares ?

» C’est pourquoi nous avons livré la Longue Guerre et l’avons perdue. C’était le temps de la Nakba ! Et ce ne sont ni les Arméniens, ni les Birmans, ni les juifs, ni les Hodenosaunees, ni les Africains, qui nous ont vaincus. Ce n’est pas non plus ce qui est au cœur de l’islam ! Rappelez-vous, l’islam est la voix de Dieu, Son amour, la voix de l’humanité tout entière ! Ce qui nous a vaincus, c’est un islam dévoyé, déformé !

» Nous avons dû affronter cette réalité à Nsara depuis la fin de la guerre, et nous avons fait de grands progrès. Tous, nous avons assisté et pris part à cette explosion de bonnes choses ! Oui, tout cela nous l’avons fait, malgré la faim, la soif, la fatigue, et sous une pluie battante !

» Et aujourd’hui les généraux pensent qu’ils vont pouvoir arrêter tout ça et revenir en arrière, comme s’ils n’avaient pas perdu la guerre, nous obligeant à faire preuve d’ingéniosité et de créativité ? Comme si l’on pouvait remonter dans le temps ! Rien de tel n’arrivera jamais ! Nous avons fait de cette terre ancienne quelque chose de nouveau, sous la protection d’Allah ! Et cela, grâce à ceux qui aiment vraiment l’islam, et croient à ses chances de survie dans le monde à venir.

» C’est pourquoi nous sommes réunis ici, pour nous battre contre l’oppression, unis dans la révolte, la rébellion et la révolution. Battons-nous pour reprendre le pouvoir à l’armée, à la police, aux mollahs, et pour le rendre au peuple. Chaque victoire nous fait faire deux pas en avant pour un pas en arrière. Le combat est éternel. Mais à chaque fois nous progressons un peu, et personne ne nous fera reculer ! S’ils pensent y arriver, alors le gouvernement devra destituer le peuple et en nommer un autre ! Et ça, ce n’est pas près d’arriver !

Son discours eut un certain effet, et la foule continua de croître. Budur se réjouit de voir qu’il y avait beaucoup de femmes, des employées des cuisines et des conserveries, des femmes pour qui le voile ou le harem n’avaient jamais été une option, qui avaient eu leur lot de souffrances durant la guerre et la crise ; d’ailleurs, elles formaient la plus dépenaillée, et apparemment affamée, des foules possibles. Elles donnaient parfois l’impression de dormir debout, et pourtant elles étaient là, occupant le terrain, refusant de se rendre au travail. Le vendredi, elles restèrent sourdes aux appels du flic monté en chaire, et ne se tournèrent vers La Mecque que lorsque l’un des religieux révolutionnaires se dressa au milieu d’elles. Elles se sentaient plus proches de cet homme, qui leur rappelait ce que Mahomet avait été de son vivant. Comme c’était vendredi, ce religieux entre tous leur lut le premier chapitre du Coran, la Fatiha, que tout le monde connaissait, même les nombreux bouddhistes et Hodenosaunees qui se trouvaient là, de sorte que la foule tout entière la récita, plusieurs fois, encore et encore :

Louange à Dieu, Seigneur des univers ! Le Très miséricordieux, le Miséricordieux ! Le roi du Jour du Jugement ! C’est Toi que nous adorons, c’est Toi dont nous implorons le secours. Guide-nous sur la voie de la rectitude, La voie de ceux que Tu as comblés de Tes bienfaits, Non pas celle de ceux qui osent Te défier, ni celle de ceux qui se sont égarés !