Выбрать главу

Le lendemain matin, le même religieux remonta sur l’estrade et inaugura la journée en récitant au micro un poème de Ghaleb, ce qui réveilla les gens et les fit à nouveau s’attrouper sur la place :

Je ne serai bientôt plus qu’une histoire Mais il en va de même pour vous. J’espère ne pas me retrouver seul dans le bardo Mais on ne sait jamais où l’on vivra. Le passé et l’avenir se confondent, Ouvrez la fenêtre aux oiseaux prisonniers ! Que reste-t-il alors ? Les histoires auxquelles vous Ne croyez plus. Vous feriez bien d’y croire. Ce sont elles qui donnent sens à la vie. Ce sont elles qui donnent sens à la mort. Elles donnent sens à ceux qui viennent après nous. Vous feriez mieux d’y croire. Dans son histoire Rumi a vu tous les mondes, Ils étaient Un, c’était l’Amour, il l’appela et le connut, Ni musulman, ni juif, ni hindou, ni bouddhiste, Rien qu’un ami, un souffle soufflant l’humain, Racontant son histoire de bodhisattva. Le bardo Attend que nous lui donnions forme.

Ce matin-là, Budur fut réveillée à la zawiyya par quelqu’un qui vint lui dire qu’elle avait reçu un coup de fil : c’était l’un de ses soldats aveugles. Ils voulaient lui parler.

Elle prit le tram pour l’hôpital en proie à une grande inquiétude. Lui en voulaient-ils de ne pas être venue depuis quelque temps ? Étaient-ils inquiets, à cause de la façon dont elle était partie la dernière fois ?

Non. Les plus anciens parlèrent pour les autres – pour une partie du moins ; ils voulaient participer à la manifestation contre le putsch militaire. Et ils voulaient qu’elle les conduise. Près des deux tiers du dortoir le voulaient.

C’était une demande qu’on ne pouvait pas refuser. Budur accepta et les conduisit dehors, tremblante et mal à l’aise. Ils étaient trop nombreux pour prendre le tram, aussi marchèrent-ils le long du front de mer, puis de la corniche, chacun la main sur l’épaule de celui qui le précédait, comme des éléphants à la parade. Dans le cadre de l’hôpital, Budur s’était habituée à leur aspect, mais au-dehors, en pleine lumière, elle les revoyait tels qu’ils étaient, mutilés et horribles, une vraie foire aux monstres. Il y en avait trois cent vingt-sept pour être exact, à défiler sur la corniche : ils s’étaient comptés en sortant de la salle commune.

Naturellement, les vétérans attirèrent la foule, et certains commencèrent à les suivre jusque sur la grande place, déjà noire de monde. On les laissa rapidement passer aux premiers rangs de la manifestation, juste devant le vieux palais. Ils se mirent en rang, à tâtons, et se comptèrent à nouveau, à rebours cette fois-ci, et à voix basse. Puis ils restèrent plantés là, en silence, la main sur l’épaule de leur voisin, écoutant les orateurs parler au micro. Derrière eux, la foule grandissait toujours.

Des avions de l’armée passèrent en rase-mottes au-dessus d’eux, et des voix sorties de haut-parleurs leur intimèrent l’ordre de s’en aller. Un couvre-feu général avait été décrété, beugla la voix métallique.

Cette décision avait sans nul doute été prise alors qu’on ne savait pas encore qu’il y aurait sur la place les soldats aveugles. Ils restaient là sans bouger, et la foule fit de même. L’un des soldats aveugles hurla :

— Qu’est-ce qu’ils vont nous faire ? Nous gazer ?

En réalité, c’était bien possible, puisque des gaz asphyxiants avaient déjà été employés contre le siège du Conseil d’État et les baraquements de la police, et au port. Plus tard, beaucoup de gens rapportèrent que les soldats avaient en fait été attaqués aux gaz lacrymogènes, mais qu’ils étaient restés plantés là stoïquement, parce qu’ils n’avaient plus de larmes à verser, la main sur l’épaule de leur plus proche voisin, chantant la Fatiha, et la bismallah qui ouvrait chaque sourate :

Au nom de Dieu, le Très miséricordieux, le Miséricordieux !

Au nom de Dieu, le Très miséricordieux, le Miséricordieux !

Budur, pour sa part, ne vit jamais d’attaque au gaz sur la place du palais, bien qu’elle entendît ses soldats chanter la bismallah plusieurs heures d’affilée. Mais elle n’était pas restée sur la place tout le temps, et son groupe de soldats aveugles n’avait pas été le seul à quitter l’hôpital pour aller manifester. Alors il était possible que cela se soit produit. En tout cas, peu après, plus personne n’en doutait.

Quoi qu’il en soit, au cours de cette rude semaine, les gens passèrent leur temps à réciter de longs passages de Rumi Balkhi, de Firdoussi, de ce blagueur de mollah Nasreddin, du poète épique franj, Ali, et de leur propre poète soufi, le jeune Ghaleb, qui avait été tué le dernier jour de la guerre. Budur allait souvent voir Kirana à l’hôpital des femmes, pour la tenir au courant de ce qui se passait dans la ville, maintenant vibrionnante. Les gens qui étaient descendus dans la rue ne voulaient plus rentrer chez eux, et même quand la pluie se mit à tomber, ils restèrent à battre le pavé. Kirana était avide de nouvelles. Elle mourait d’envie de sortir, irritée au-delà de toute expression d’être enfermée en ces heures historiques. Il fallait qu’elle soit gravement malade, sinon elle ne l’aurait jamais accepté. Elle avait beaucoup maigri, des cernes noirs s’étaient creusés sous ses yeux et on aurait dit un raton-laveur du Yingzhou. « Clouée là, comme elle disait, juste au moment où ça devient intéressant. » Juste au moment où sa propension à déverser d’acides discours sur la tête de ses ennemis aurait pu servir à quelque chose, et où elle aurait pu faire l’histoire autant qu’elle la commentait. Cela ne devait pas arriver ; elle était condamnée à se battre, mais contre la maladie. La seule fois où Budur se risqua à lui demander comment elle se sentait, elle fit la grimace et répondit :

— Les termites m’ont tuée.

Mais elle resta quand même proche du centre du combat. Une délégation de chefs de l’opposition comprenant un contingent de femmes des zawiyyas de la ville rencontra des représentants de la junte afin de leur faire connaître leurs protestations et de négocier avec eux – si c’était encore possible. Ces gens venaient souvent voir Kirana pour discuter de la stratégie à adopter. Dans les rues, la rumeur disait qu’on était en train d’aboutir à un compromis, mais Kirana restait allongée sur son lit, les yeux enfiévrés, le visage hâve, et secouait la tête en écoutant Budur pleine d’espoir.

— Ne sois pas si naïve, disait-elle avec un sourire sardonique. Ils essayent juste de gagner du temps. Ils pensent que s’ils se cramponnent assez longtemps le conflit pourrira, et qu’ils pourront continuer comme avant. Ils ont probablement raison. C’est eux qui ont les fusils, après tout.

C’est alors qu’une flotte de guerre hodenosaunee fit son entrée dans les eaux du port, où elle mouilla l’ancre. Hanea ! se dit Budur en la voyant. Quarante immenses navires d’acier, hérissés de canons d’une portée de quarante lis. Ils émirent sur un canal ki réservé à une station de musique populaire ; et le gouvernement eut beau s’emparer de la station, ils ne purent empêcher ce message d’arriver sur tous les récepteurs de la ville, où beaucoup l’entendirent et le répétèrent à leurs proches : les Hodenosaunees voulaient parler au gouvernement légitime, celui avec lequel ils négociaient avant. Ils refusaient de parler aux généraux qui avaient enfreint la Convention de Shanghai en renversant le gouvernement prévu par la Constitution, ce qui était une affaire très grave ; ils déclarèrent qu’ils ne quitteraient pas le port de Nsara tant que le conseil mis en place après la guerre n’aurait pas été rétabli, et qu’ils refusaient de négocier avec tout gouvernement où siégeraient les généraux. Comme le blé qui avait permis à Nsara d’échapper à la famine, l’hiver précédent, avait été convoyé essentiellement par les navires hodenosaunees, c’était un sérieux défi en vérité.