L’affaire resta trois jours en suspens, durant lesquels les rumeurs volèrent au-dessus de la ville comme des chauves-souris au crépuscule : les négociations se poursuivaient entre la flotte et la junte, le port avait été miné ; des troupes marines s’apprêtaient à débarquer ; les négociations étaient rompues…
Le quatrième jour, les chefs de la junte devinrent soudain introuvables. La flotte du Yingzhou comptait quelques bâtiments de moins. Les généraux avaient été exfiltrés, disait-on, vers des asiles dans les îles du Sucre ou aux Maldives, en échange du fait qu’ils se retireraient sans livrer combat. Les officiers restés derrière ramenèrent les unités de l’armée qui avaient été déployées à leurs baraquements, où elles restèrent terrées en attendant des instructions complémentaires du Conseil d’État légitime. Fin du coup d’État.
Les gens dans les rues se congratulèrent, poussèrent des cris et des acclamations, chantèrent, embrassèrent de parfaits inconnus, fous de joie. Budur fit tout cela, et ramena ses soldats à leur hôpital. Puis elle se précipita auprès de Kirana pour lui dire tout ce qu’elle avait vu. Elle eut un pincement au cœur en voyant à quel point Kirana était malade, alors qu’ils triomphaient. Kirana hocha la tête en entendant ces nouvelles et dit :
— Nous avons eu de la chance de recevoir une aide pareille. Le monde entier l’a vu ; ça aura un effet positif, tu vas voir. Même si maintenant, c’est reparti ! On va voir ce que c’est que d’appartenir à une ligue, on va voir de quel bois ces gens-là sont faits.
D’autres amis proposèrent de la conduire en fauteuil roulant prononcer un autre discours, mais elle refusa en disant :
— Dites seulement aux gens de se remettre au travail. Dites-leur qu’on est impatient de remanger des croissants !
23
Noir. Silence. Puis une voix dans le vide : Kirana ? Tu es là ? Kuo ? Kyu ? Kenpo ? Quoi. Tu es là ? Je suis là.
Nous sommes dans le bardo. Il n’existe rien de tel.
Si. D’ailleurs, nous y sommes. Tu ne peux pas dire le contraire. Nous n’arrêtons pas de revenir.
(Ténèbres. Silence. Refus de parler.)
Allez, tu ne peux pas dire le contraire. Nous n’arrêtons pas de revenir. On va nous renvoyer dehors, une fois encore. Comme tout le monde. C’est le dharma. Nous essayons toujours. Nous avançons toujours.
Un bruit, pareil à un feulement.
Mais si ! Regarde, il y a Idelba, et Piali, et même madame Surun.
Elle avait donc raison.
Oui.
C’est ridicule.
Ça ne change rien. Nous sommes là. Là pour être renvoyés une fois encore, renvoyés tous ensemble, notre petite jati. Je ne sais pas ce que je ferais si vous n’étiez pas là. Je crois que la solitude finirait par me tuer.
Tu es déjà morte.
Oui, mais là je me sens moins seule. Et maintenant, grâce à nous il y a eu des changements. Regarde ce que nous avons fait ! Regarde tout ce qui s’est passé ! Tu ne peux pas le nier !
Des choses ont été faites. Ce n’est pas grand-chose.
Bien sûr. Tu l’as dit toi-même, nous avons des milliers de vies de travail devant nous. Mais ça marche !
Ne t’emballe pas. Tout pourrait s’effacer.
Bien sûr. Mais nous repartons, pour essayer encore. À chaque génération son combat. Et quelques tours de roue supplémentaires. Allez – en route pour un nouvel avenir. De retour sur le ring !
Comme si on avait le choix.
Oh, allez. De toute façon, tu ne refuserais pas. Tu as toujours été la première à nous ramener en bas, la première à te battre.
… Je suis fatiguée. Je ne sais pas comment tu fais pour tenir le coup. Et tu me fatigues, d’ailleurs. Tout cet espoir, alors que tout est tellement absurde. Parfois, je me dis que cela devrait t’affecter un peu plus. Parfois, je me dis que c’est à moi de prendre la relève.
Allez. Tu redeviendras pareille à toi-même quand tout aura été arrangé. Idelba, madame Sururi, Piali, vous êtes prêts ?
Nous sommes prêts.
Kirana ?
… Bon, d’accord. Encore un tour.
LIVRE 10
LES PREMIÈRES ANNÉES
1. Toujours la Chine
Bao Xinhua avait quatorze ans quand il rencontra Kung Jianguo pour la première fois, dans son unité de travail au sud de Beijing, non loin de la Dahongmen, la Grande Porte Rouge. Kung n’avait que quelques années de plus que lui, mais était déjà à la tête de la cellule révolutionnaire située juste à côté de son unité de travail. Ce qui était quand même un sacré exploit étant donné qu’il était encore un sanwu, un « trois sans » – sans famille, sans unité de travail, sans carte d’identité –, quand il était allé frapper, tout jeune homme, à la porte du commissariat du district de Zhejiang, juste à l’extérieur de la Dahongmen. La police l’avait alors placé dans son actuelle unité de travail, mais il n’avait jamais réussi à s’y faire accepter, y gagnant même le surnom d’« individualiste », ce qui est encore considéré de nos jours comme une critique très grave en Chine, alors même que tant de choses ont changé. « Il n’en fait toujours qu’à sa tête, quoi qu’on lui dise » ; « Il s’obstine à poursuivre sa route » ; « Il est si seul qu’il n’a même pas d’ombre » : voilà ce qu’on disait de lui dans son unité de travail, de telle sorte qu’il était normal qu’il porte son regard ailleurs, et notamment dans son quartier et dans le reste de la ville. C’est ainsi qu’il devint un garçon des rues, ce qu’il était en fait depuis longtemps. Depuis quand exactement ? Nul n’aurait su le dire, pas même lui. Mais c’était un art dans lequel il excellait. Alors qu’il n’était encore qu’un gamin, il était devenu l’un des boutefeux des mouvements politiques clandestins de Beijing, et c’est à ce moment-là qu’il s’était rendu à l’unité de travail de Bao Xinhua.
— L’unité de travail est l’équivalent moderne des anciens domaines claniques de la Chine, dit-il à ceux qui s’étaient attroupés pour l’écouter. C’est autant une unité sociale et spirituelle qu’une unité économique, qui perpétue les traditions dans la modernité. Personne ne veut vraiment changer le monde, parce que tout le monde veut pouvoir reconnaître l’endroit où il reviendra après sa mort. Tout le monde a besoin d’un endroit. Mais ces gigantesques usines n’ont rien à voir avec les anciens domaines familiaux qu’elles tentent d’imiter. Elles sont des prisons, construites à l’origine pour encadrer les sacrifices faits pendant la Longue Guerre. La Longue Guerre est terminée depuis plus de cinquante ans, et pourtant nous continuons d’être ses esclaves, comme si nous travaillions pour la Chine, alors qu’en fait nous travaillons pour des gouverneurs militaires corrompus ; même pas pour l’empereur, disparu depuis longtemps, mais pour des généraux et des seigneurs de la guerre qui espèrent que nous travaillerons, encore et encore, sans jamais remarquer à quel point le monde a changé.
» Nous disons « nous sommes de telle unité de travail » comme nous dirions « nous sommes de telle famille », ou « nous sommes frères et sœurs », et c’est bien. Mais nous ne regardons jamais plus loin que les murs de nos usines, vers le vaste monde.