Beaucoup hochèrent la tête. Leur unité de travail était très pauvre, composée quasi exclusivement d’immigrants du Sud, qui souffraient souvent de la faim. Les années d’après-guerre à Beijing avaient été marquées par bien des changements, et maintenant, en l’an 29, comme les révolutionnaires se plaisaient à le dire, conformément aux pratiques des organisations scientifiques, tout commençait à foutre le camp. La dynastie Qing avait été renversée en pleine guerre, quand les choses allaient vraiment très mal ; l’empereur lui-même, qui avait six ou sept ans à l’époque, avait disparu, et maintenant tout le monde pensait qu’il était mort. La Cinquième Assemblée des Talents Militaires était encore aux commandes de la bureaucratie confucéenne, et tenait toujours le timon de leur destinée ; mais elle le tenait d’une main sénile, la main morte du passé, et partout en Chine il y avait des rébellions de toute sorte. Certaines à la solde d’idéologies étrangères, mais surtout des insurrections internes, organisées par des Chinois Han dans l’espoir de se débarrasser une bonne fois pour toutes des Qing, des généraux et des seigneurs de la guerre. D’où le Lotus Blanc, Les Singes Rebelles, le Mouvement Révolutionnaire de Shanghai, et ainsi de suite. À ces groupements se joignirent des révoltes nationales des diverses minorités et groupes ethniques de l’Ouest et du Sud – les Tibétains, les Mongols, les Xinzings, et ainsi de suite, tous désireux de se libérer du joug écrasant de Beijing. Et il ne faisait aucun doute que, malgré la grande armée que Beijing était en théorie capable de leur opposer, une armée encore très admirée et honorée par la population pour ses sacrifices pendant la Longue Guerre, le commandement militaire proprement dit avait des problèmes et ne tarderait pas à s’effondrer. La Grande Entreprise – le changement de dynastie – sévissait de nouveau en Chine et la question était : qui allait prendre le pouvoir ? Quelqu’un pourrait-il encore parvenir à réaliser l’unité de la Chine ?
Kung vanta à l’unité de travail de Bao la Ligue de l’École du Changement Révolutionnaire de Tous les Peuples, qui avait été fondée pendant les dernières années de la Longue Guerre par Zhu Tuanjie-kexue (« Tous pour la science »), un demi-Japonais dont le nom de naissance était Isao. Zhu Isao, ainsi qu’on l’appelait généralement, avait été le gouverneur chinois de l’une des provinces japonaises avant qu’elles ne se révoltent. Au moment de leur révolution, il avait négocié un compromis avec les Forces indépendantistes japonaises. Il avait donné l’ordre à l’armée chinoise qui occupait Kyushu de rentrer en Chine sans ouvrir le feu, était reparti avec elle en Mandchourie et avait déclaré le port de Tangshan « Cité Internationale de la Paix », dans le fief même des chefs Qing et au beau milieu de la Longue Guerre. La position officielle de Beijing avait été que Zhu était un Japonais et un traître, et que, le moment venu, son insurrection serait écrasée par les armées chinoises qu’il avait trahies. Les choses tournèrent de telle sorte que, quand la guerre prit fin et que les années d’après-guerre défilèrent, en une parade de mort et de famine, la ville de Tangshan ne fut jamais reprise ; au contraire, des révoltes semblables se produisirent dans beaucoup d’autres villes chinoises ; et en particulier dans les grands ports de la côte, jusqu’à Canton. Zhu Isao publia un flot continu d’articles théoriques expliquant les actions de son mouvement et détaillant la nouvelle organisation de la cité de Tangshan, qui était dirigée comme une entreprise égalitaire appartenant à tous ceux qui vivaient à l’intérieur de ses frontières, alors en guerre.
Kung parla de tout cela avec l’unité de travail de Bao, exposant la théorie de Zhu sur la création de valeur pour tous et ce qu’elle signifiait pour les Chinois ordinaires, qui s’étaient pendant si longtemps fait voler les fruits de leur travail.
— Zhu a étudié la vraie nature des choses, et analysé en détail notre économie, notre politique, la façon dont le pouvoir s’exerce et les richesses s’accumulent. À partir de là, il a proposé une nouvelle organisation de la société qui tenait compte de tout ce savoir sur la façon dont les choses marchaient, et l’a appliquée pour qu’elle serve à tous les individus d’une communauté, de toute la Chine, et de tout le monde en fait.
Pendant une pause déjeuner, Kung s’arrêta pour parler à Bao, et lui demanda son nom. Le prénom de Bao était Xinhua, « Nouvelle Chine » ; Kang s’appelait Jianguo, « Construire la nation ». Ils surent alors qu’ils étaient les enfants de la Cinquième Assemblée, qui avait encouragé les prénoms patriotiques pour compenser leur propre banqueroute morale et les sacrifices surhumains du peuple pendant les famines d’après-guerre. Tous ceux qui étaient nés une vingtaine d’années avant s’appelaient « Opposition à l’islam » (Huidi), ou « Bagarre ! » (Zandou), alors qu’à ce moment-là la guerre était finie depuis plus de trente ans. Les noms des filles avaient plus particulièrement souffert de cette toquade, leurs parents essayant de garder quelques éléments traditionnels des noms féminins au sein d’une ferveur patriotique montée en neige, de telle sorte qu’il y avait des filles de leur âge appelées « Soldate Parfumée », « Gracieuse Armée », « Fragrance Populaire » ou « Orchidée J’aime-La-Patrie », et ainsi de suite.
Kung et Bao rirent de bon cœur en évoquant certains de ces exemples et parlèrent des parents de Bao et de l’absence de parents de Kung ; Kung regarda alors Bao droit dans les yeux et lui dit :
— Pourtant, Bao est un mot ou un concept très important, tu sais. Remboursement, rétribution, honorer ses parents et ses ancêtres, tenir, et tenir bon. C’est un bon nom.
Bao approuva, déjà fasciné par l’attention que lui portait cet homme si intense, si chaleureux, aux yeux si noirs, tellement intéressé par les choses. Bao n’aurait su dire ce qui chez lui l’attirait, l’attirait si fortement qu’il avait l’impression que cette rencontre était une sorte de yuanfen, une « relation prédestinée », une chose destinée à se produire, faisant partie de son yuan, ou destin. Cela le sauvait peut-être d’un nieyuan, ou « mauvais destin ». En effet, il commençait à être frappé par l’étroitesse d’esprit de son unité de travail et le fait qu’elle était oppressive au point d’en être étouffante. Une sorte de mort de l’âme, une prison dont on ne s’échappait pas et qui était déjà pour lui comme un cercueil. En fait, il avait l’impression de connaître Kung depuis toujours.
C’est pourquoi il suivit Kung dans Beijing comme un jeune frère, et qu’à cause de lui ce fut comme s’il avait abandonné son unité de travail et était devenu en quelque sorte un révolutionnaire. Kung l’emmena à des réunions de la cellule révolutionnaire dont il faisait partie, et lui donna à lire des livres et des pamphlets de Zhu Isao. Il prit en charge son éducation, comme il l’avait fait pour bien d’autres ; et ni les parents de Bao ni son unité de travail ne purent rien y faire. Il avait une nouvelle unité de travail, maintenant, disséminée partout dans Beijing, dans la Chine et dans le monde entier – l’unité de travail de ceux qui allaient tout changer.
À Beijing, en ce temps-là, on souffrait des pires privations. Des millions de personnes s’y étaient installées pendant la guerre, dans des bidonvilles improvisés aux portes de la ville. Les unités de travail du temps de guerre s’étaient étendues loin à l’ouest et elles ressemblaient toujours à une succession de forteresses grises qui dominaient de leur hauteur les larges nouvelles avenues. Tous les arbres de la ville avaient été abattus au cours des Douze Difficiles Années, et à présent la ville était à peu près complètement dépourvue de végétation ; on avait planté de nouveaux arbres, qui étaient protégés par des chevaux de frise, et des hommes armés jusqu’aux dents montaient la garde autour toute la nuit, ce qui n’était pas toujours efficace. En se réveillant le matin, les pauvres vieux gardes trouvaient parfois les barrières mais pas l’arbre, qui avait été coupé et sans doute transformé en bois de chauffage, ou bien arraché avec les racines pour être vendu ailleurs, et ils pleuraient inconsolablement la disparition de leurs protégés et parfois même se suicidaient. La morsure de l’hiver tenaillait la ville dès l’automne, des pluies de boue, jaune à cause des poussières arrachées au lœss de l’ouest, ruisselaient sur la ville de béton sans qu’une seule feuille tombe sur le sol. On chauffait les pièces avec des radiateurs atmosphériques, mais les coupures de ki étaient fréquentes et pouvaient durer plusieurs semaines, alors tout le monde souffrait sauf les caciques du gouvernement, dont les domaines disposaient de générateurs. La plupart des gens se protégeaient du froid en bourrant leurs manteaux de papier journal, et c’était une population d’obèses empotés qui se déplaçait dans ces épais manteaux bruns, acceptant tous les petits boulots qu’ils trouvaient, l’air gras et rebondis comme des chapons bien nourris ; ce qui n’était pas le cas.