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C’est ainsi que beaucoup de gens étaient mûrs pour le changement. Kung était aussi étique et affamé que la plupart d’entre eux, mais débordant d’énergie. On aurait dit qu’il n’avait plus besoin de nourriture ni de sommeil : il passait son temps à lire et à parler, à parler et à lire, et il allait à vélo de réunion en réunion, où il exhortait des groupes à s’unifier et à rejoindre le mouvement révolutionnaire initié par Zhu Isao pour changer la Chine.

— Écoutez ! disait-il d’un ton pressant à son auditoire. C’est la Chine que nous voulons changer parce que nous sommes chinois, mais si nous changeons la Chine, nous changerons le monde. Parce que tout revient toujours à la Chine, vous comprenez ? Nous sommes plus nombreux que tous les autres peuples de la Terre réunis. Et à cause des années de colonialisme impérial des Qing, toutes les richesses du monde ont afflué vers la Chine pendant de nombreuses années, en particulier l’or et l’argent. Pendant des dynasties entières, nous avons fait venir de l’or grâce au commerce, puis nous avons conquis le Nouveau Monde et pris leur or et leur argent, qui lui aussi est revenu à la Chine. Pas une seule piécette n’en est jamais repartie ! Si nous sommes pauvres, c’est à cause du système, vous comprenez ? Nous avons souffert pendant la Longue Guerre, mais ni plus ni moins que tous les autres pays, et le reste du monde se remet alors que nous pas, alors que nous avons gagné, et tout ça à cause du système ! L’or et l’argent sont cachés dans les coffres des bureaucrates corrompus et les gens gèlent et meurent de faim pendant que les bureaucrates se gobergent, bien au chaud dans leur tanière et le ventre plein. Et cela ne changera jamais si nous ne faisons rien !

Ensuite il expliquait les théories de Zhu sur la société : comment pendant de nombreuses et longues dynasties un système d’extorsion avait dominé la Chine et la majeure partie du monde, et comment, parce que les terres étaient fertiles et que les taxes des fermiers n’étaient pas accablantes, le système avait pu perdurer. Pour finir, cependant, une crise avait ébranlé les bases de ce système au sein duquel les dirigeants avaient proliféré, et la terre s’était tellement épuisée que les impôts étaient devenus trop lourds ; c’était alors une question de famine ou de révolte, et les fermiers s’étaient révoltés, comme souvent avant la Longue Guerre.

— Ils l’ont fait pour leurs enfants. On nous a toujours appris à honorer nos ancêtres, mais la tapisserie des générations s’étend dans les deux directions, et ce fut le génie du peuple que de commencer à se battre pour les générations à venir, de sacrifier leur vie pour leurs enfants, et les enfants de leurs enfants. C’est ainsi que l’on honore vraiment sa famille ! Et c’est pourquoi nous avons eu les révoltes des Ming et des Anciens Ming, et des soulèvements similaires un peu partout dans le monde, et que finalement les choses se sont cassé la gueule, tous se battant contre tous. Alors, même la Chine, la plus riche de toutes les nations de la Terre, a été dévastée. En attendant, la révolution continue. Nous devons mettre un terme à la tyrannie des dirigeants pour établir un nouveau monde basé sur le partage équitable des richesses entre tous. L’or et l’argent viennent de la terre, et la terre appartient à tous, tout comme l’air et l’eau. Il ne peut plus y avoir de hiérarchies comme celles qui nous ont opprimés pendant si longtemps. Le combat doit continuer, et chaque défaite n’est qu’une ornière inévitable dans la longue marche vers notre but.

Inévitablement aussi, quelqu’un qui passait des heures, tous les jours, à tenir ce genre de discours, comme Kung, devait finir par avoir de sérieux problèmes avec les autorités. En tant que capitale et plus grande cité ouvrière de la Chine, Beijing, qui avait moins souffert pendant la Longue Guerre que bien d’autres villes, disposait de nombreuses divisions de police militaire. Les murailles de la ville leur permettaient de fermer les portes et de procéder à des fouilles quartier par quartier. C’était, après tout, le cœur de l’empire. Les autorités pouvaient ordonner que l’on rase un quartier si l’envie les en prenait – ce qu’elles firent plus d’une fois. Des bidonvilles et même des quartiers tout ce qu’il y a de plus légaux furent rasés au bulldozer et reconstruits selon le plan standard des cités des unités de travail, dans l’intention de se débarrasser de tous les mécontents. Un boutefeu comme Kung était destiné à avoir des ennuis. Et c’est ainsi que, pendant l’an 31, alors qu’il avait à peu près dix-sept ans, et que Bao en avait quinze, il quitta Beijing pour les provinces du Sud afin d’apporter son message aux masses, ainsi que l’y avaient incité Zhu Isao et tous les autres cadres comme lui.

Bao le suivit. Il fourra dans un sac une paire de chaussettes en soie, une paire de chaussures bleues à semelle de cuir, une veste matelassée, un vieux costume à rayures, un pantalon uni, une serviette de toilette, des baguettes de bambou, un bol en laque, une brosse à dents et un exemplaire de L’Analyse du colonialisme chinois, de Zhu – et il partit.

Une année passa, pendant laquelle Bao apprit bien des choses sur la vie et les gens, et sur son ami Kung Jianguo. Les émeutes de l’an 33 étaient devenues une révolte générale contre la Cinquième Assemblée des Talents Militaires, tournant en fait à la guerre civile. L’armée essaya de garder le contrôle des villes, les révolutionnaires s’éparpillèrent dans les villages et dans les champs. Là, ils respectèrent des usages qui firent d’eux les favoris des fermiers. Ils se donnaient beaucoup de mal pour les protéger, eux, leurs récoltes et leurs animaux, ne réquisitionnant jamais ni leurs bicoques ni leur nourriture, préférant mourir de faim plutôt que de spolier les gens mêmes qu’ils s’étaient juré de libérer un jour.

Chaque bataille de cette étrange guerre diffuse avait une sorte de macabre qualité ; on aurait dit une série infinie de meurtres de civils. On ne voyait jamais d’uniformes ni de vraies batailles ; des hommes, des femmes, des enfants, des fermiers dans les champs, des marchands à la porte de leurs magasins, des animaux ; l’armée était sans pitié. Et pourtant, la révolution était en route.

Kung devint l’un des chefs importants du Collège Militaire Révolutionnaire d’Annan, dont le quartier général se trouvait dans la gorge du Brahmapoutre, mais qui s’étendait aussi à travers chaque unité de force révolutionnaire et dont les professeurs ou les conseillers s’efforçaient de tirer les leçons de chaque rencontre avec l’adversaire sur le terrain. Bientôt Kung prit la tête de cet effort, particulièrement quand il s’agissait de se battre pour des unités de travail urbaines ou côtières ; il était une source inépuisable d’idées et d’énergie.