Ils galopèrent donc à la lueur de la lune, s’arrêtant brièvement pour bivouaquer quand les chevaux n’en pouvaient plus. Ils repartaient dès l’aube, passant par le large défilé dans la montagne que les premiers éclaireurs avaient appelé la porte de Moravie. Ils ne virent de fumée dans aucun village ni dans aucune hutte. Ils chevauchèrent à bride abattue toute la journée.
Comme ils descendaient la longue pente vers la steppe à l’est, un énorme mur de nuages les rattrapa, couvrant la moitié du ciel, derrière eux.
Ils approchèrent du vaste campement de Tamerlan, et l’orage plongea le reste du jour dans des ténèbres pareilles à celles de la nuit. Bold sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque. Quelques grosses gouttes s’écrasèrent sur le sol, et le tonnerre gronda comme de grandes roues de fer. Ils se recroquevillèrent sur leur selle et talonnèrent leurs chevaux, rechignant à repartir sous un pareil orage avec de telles nouvelles. Tamerlan y verrait un mauvais présage, tout comme eux. Tamerlan disait souvent qu’il devait tous ses succès à un asura qui lui avait rendu visite et l’avait guidé. Bold avait été témoin d’une de ses visites : il avait vu Tamerlan engager la conversation avec un être invisible, puis révéler ensuite aux gens leurs pensées et leur avenir. Un nuage aussi noir était forcément mauvais signe. Le mal était à l’ouest. Quelque chose de terrible s’y était passé, quelque chose de pire que la peste, peut-être, et Tamerlan devrait renoncer à conquérir les Magyars et les Francs. Il y était contraint par la déesse de la mort elle-même. Il était difficile de se l’imaginer abandonnant, mais là, sous cet orage surnaturel, alors que tous les Magyars étaient morts…
De la fumée montait des braseros du gigantesque camp, faisant penser à quelques feux sacrificiels, l’odeur à la fois familière et distante – comme celle d’un foyer qu’ils avaient déjà quitté pour toujours. Psin regarda les hommes autour de lui, ordonna la halte, puis se tourna vers Bold.
Bold sentit la peur le traverser.
— Suis-moi.
Bold déglutit et hocha la tête. Il n’était pas courageux, mais il avait le stoïcisme des qa’uchin, les plus vieux des guerriers de Tamerlan. Psin devait également savoir que, du point de vue de Bold, ils étaient entrés dans un nouveau royaume : tout ce qui leur arriverait désormais serait à la fois inexorable et des plus étranges. Ils n’échapperaient pas à leur karma.
Psin se rappellerait aussi certainement un certain incident de leur jeunesse, quand ils avaient été tous deux capturés par une tribu de chasseurs de la rivière Kama. Ils avaient réussi à s’échapper après avoir poignardé le chef des chasseurs, couru à travers un feu de joie et fui dans la nuit.
Les deux hommes passèrent les premières sentinelles, puis celles qui gardaient la tente du khan. Des éclairs crevaient le ciel noir, au nord et à l’ouest. Aucun des hommes ici présents n’avait jamais vu pareil orage de toute sa vie. Bold en avait la chair de poule. L’air crépitait comme si des fantômes affamés, des prêtas, se massaient pour voir Tamerlan quitter sa tente. Il avait fait tant de morts…
Les deux hommes mirent pied à terre et attendirent. Des gardes sortirent de la tente, écartèrent les rabats et se mirent au garde-à-vous, l’arc au côté. Bold avait la gorge tellement sèche qu’il ne pouvait avaler, et il lui sembla qu’une lueur bleue brillait à l’intérieur de la grande yourte du khan.
Tamerlan parut alors, pareil à un géant, assis sur une litière que des hommes portaient sur leurs épaules. Il était pâle et transpirait à grosses gouttes. Le blanc de ses yeux formait un cercle autour de ses prunelles. Il toisa Psin.
— Pourquoi es-tu revenu ?
— Khan, la peste a frappé les Magyars. Ils sont tous morts.
Tamerlan dévisagea son général. Il ne l’aimait pas.
— Pourquoi es-tu revenu ?
— Pour vous le dire, khan, répondit Psin, impavide.
Il affronta le farouche regard de Tamerlan sans ciller. Tamerlan n’était pas content. Bold déglutit ; rien ici ne ressemblait à ce qu’ils avaient connu, Psin et lui, quand ils avaient échappé aux chasseurs. Rien de ce qu’ils avaient accompli alors ne leur serait utile cette fois. Seule l’idée qu’ils pouvaient recommencer demeurait.
Ce fut comme si quelque chose cédait à l’intérieur de Tamerlan. Bold vit que c’était à présent son asura qui parlait par sa bouche, et que c’était une torture. Pas son asura, peut-être, mais son nafs, l’esprit animal qui vivait en lui.
— Ils ne s’en tireront pas aussi facilement ! lança Tamerlan d’une voix rauque. Ils me le paieront ! Ils auront beau faire, ils ne m’échapperont pas ! Allons, lança-t-il avec un geste du bras, regagnez votre détachement !
Puis, quand ils se furent suffisamment éloignés, il murmura à ses gardes :
— Tuez-les, eux, leurs hommes et leurs chevaux. Faites un bûcher, brûlez-les et déplacez notre camp de deux jours à l’est.
Il leva la main.
Le monde explosa.
Ils avaient été frappés par la foudre. Bold se retrouva assis par terre, abasourdi. En regardant autour de lui, il vit que tout le monde était aussi hébété que lui. La tente du khan était en feu et la litière de Tamerlan renversée. Ses porteurs se tordaient de douleur, et le khan lui-même avait un genou en terre, les mains crispées sur la poitrine. Certains de ses hommes coururent vers lui. Un nouvel éclair s’abattit sur eux.
Bold se releva à tâtons et s’enfuit. Il regarda par-dessus son épaule et aperçut des images résiduelles vertes, palpitantes, vit le nafs noir de Tamerlan s’échapper de sa bouche en longues traînées sombres qui se fondirent dans la nuit. Tamerlan, le Boiteux de Fer, était abandonné, à la fois par son asura et par son nafs. Son écorce vide tomba à terre, sous la pluie. Bold courut vers l’est, dans les ténèbres. Nous ne savons pas dans quelle direction Psin alla, ni ce qu’il advint de lui. Quant à Bold, nous verrons cela au chapitre suivant.
2
Toute cette nuit-là Bold courut vers l’est, se frayant un passage dans la forêt luxuriante sous une pluie battante, gravissant les collines les plus escarpées qu’il trouvait, pour échapper aux cavaliers qui auraient pu le suivre. Personne ne devait être trop impatient de poursuivre un pestiféré en puissance, mais on pouvait toujours le tirer à l’arc, comme un lapin, et il voulait disparaître de leur monde à tout jamais. Sans cette tempête surnaturelle, il serait certainement mort, en route vers une nouvelle existence : il l’était maintenant, de toute façon. Complètement. Parti, parti, parti au-delà, parti complètement au-delà.
Il marcha tout le lendemain, et la nuit suivante. L’aube du deuxième jour le trouva en train de franchir précipitamment la Porte de Moravie. Il sentait que personne n’oserait l’y suivre. Une fois dans la plaine magyare, il prit vers le sud, vers une forêt de gros chênes. Dans la lumière humide du matin, il trouva un arbre couché à terre et s’insinua profondément entre ses racines pour passer le reste de la journée à l’abri.