Comme ils chevauchaient côte à côte, il dit à son fils :
— Il faut que tu apprennes à proportionner le châtiment au crime ! Le peuple doit sentir que ta décision est juste ! Quand le Bureau des Châtiments condamna Xu Pei-yi à mourir de mort lente, les mâles de sa famille à mort, et ses femmes et ses enfants à l’esclavage, je me suis montré miséricordieux ! J’ai commué sa sentence en une simple décapitation et épargné ses proches. Aussi dirent-ils : « L’empereur a le sens de la mesure, il comprend les choses. »
— C’est normal, acquiesça mollement l’héritier.
L’empereur le foudroya du regard, et ils continuèrent leur promenade.
Sur le chemin du retour, plus tard ce même jour, il faisait toujours la morale à son fils, paraissant encore plus irrité qu’à l’aller.
— Si tu ne connais que la cour, tu ne pourras jamais régner ! Le peuple attend de l’empereur qu’il le comprenne, et qu’il sache aussi bien monter à cheval et tirer à l’arc que l’Envoyé Céleste ! Pourquoi tes gouverneurs t’obéiraient-ils s’ils te trouvent efféminé ? Ils ne feront que feindre de t’obéir, et dans ton dos se moqueront de toi et n’en feront qu’à leur tête !
— C’est logique, dit l’héritier, détournant les yeux.
L’empereur lui lança un regard furieux.
— Descends de cheval ! tonna-t-il d’une voix terrible.
L’héritier soupira et mit pied à terre. Bold prit les rênes et calma le cheval d’une main preste, tout en le menant vers la monture de l’empereur, pour la prendre elle aussi, alors que l’empereur descendait de selle, s’exclamant :
— Obéis !
L’héritier tomba à genoux et se perdit en courbettes.
— Tu crois que les gouverneurs ont peur de toi ? cria l’empereur. Pas du tout ! Ta mère se trompe là-dessus, comme sur tout le reste d’ailleurs ! Ils ont leurs idées, et ne t’aideront pas le moins du monde en cas de problème. Tu dois avoir des hommes à toi.
— Ou des eunuques, dit l’héritier, tête basse.
L’empereur Yongle le dévisagea.
— Oui. Mes eunuques savent qu’ils sont à la merci de mon bon vouloir. Personne d’autre ne les soutiendra. Ce sont les seules personnes au monde qui te soutiendront.
Aucune réponse du fils aîné, toujours prostré. Bold se détourna et, se tenant à quelques pas, l’air de rien, risqua un regard derrière lui. L’empereur, secouant la tête gravement, s’éloignait, laissant son fils à genoux.
— Il se pourrait que tu aies misé sur le mauvais cheval, dit Bold à Kyu lorsqu’il le revit, au cours d’une de ses visites de plus en plus rares aux écuries. L’empereur ne sort plus qu’avec son second fils maintenant. Ils montent à cheval, ils chassent, ils rient. Un jour, ils ont tué trois cents biches que nous avions enfermées. Alors qu’avec le Premier Héritier, l’empereur passe son temps à crier, essayant de le faire sortir de ses appartements, ce qu’il arrive parfois à faire, et du palais, ce qui semble impossible, et le fait crier encore plus. Ce dont l’héritier se moque bien, quasi ouvertement. Il n’ose faire plus, pour le moment. Et l’empereur le sait parfaitement. Je ne serais pas étonné s’il changeait de Premier Héritier.
— Il ne peut pas, dit Kyu. Il aimerait bien, mais il ne peut pas.
— Pourquoi ça ?
— L’aîné est le fils de l’impératrice. Le puîné n’est que le fils d’une courtisane, et encore, même pas d’une courtisane de haut rang.
— Mais l’empereur peut faire ce qu’il veut, non ?
— Faux. Ça ne marche que si tous, quels qu’ils soient, suivent les lois. Si l’un enfreint la loi, cela pourrait entraîner une guerre civile, la fin de la dynastie.
Bold savait que cela s’était produit après la mort de Gengis Khan, lors des guerres de succession qui avaient duré plusieurs générations. De même, on disait qu’à présent les fils de Tamerlan se battaient sans arrêt entre eux, après s’être partagé l’empire du khan en quatre, sans aucun espoir de réunification.
Mais Bold savait aussi qu’un dirigeant suffisamment fort pouvait s’en accommoder.
— Tu ne fais que répéter ce que tu as entendu chez l’impératrice, l’héritier et leurs courtisans. Mais ce n’est pas aussi simple. Les gens font les lois, et parfois, ils les changent. Ou les ignorent. Et s’ils ont des épées, c’est réglé.
Kyu resta silencieux pendant un long moment, pensant à ce que Bold venait de lui dire. Puis il déclara :
— On raconte que les campagnes sont en plein désarroi. Famine au Hunan, pirates sur les côtes, maladies au sud. Les fonctionnaires n’aiment pas ça. Ils pensent qu’en fait de trésors, la grande Flotte a rapporté la maladie et gaspillé d’importantes sommes d’argent. Ils ne comprennent rien à ce que le commerce peut rapporter, ils n’y croient pas. Ils ne croient pas non plus à la nouvelle capitale. Ils disent à l’impératrice et à son fils que nous devrions aider le peuple, que nous devrions nous remettre à l’agriculture, et cesser de dépenser autant pour des projets aussi extravagants.
Bold acquiesça.
— Ça ne m’étonne pas.
— Mais l’empereur persiste. Il fait ce qu’il veut, l’armée est avec lui, et il a ses eunuques. Les eunuques aiment le commerce avec l’étranger, parce qu’il les enrichit. De plus, ils aiment la nouvelle capitale, et tout ce qui s’ensuit. N’est-ce pas ?
Une fois de plus, Bold acquiesça.
— On dirait bien.
— Les fonctionnaires de la cour détestent les eunuques.
Bold lui lança un regard étonné.
— Tu l’as constaté par toi-même ?
— Oui. Même si ceux qu’ils détestent le plus, ce sont les eunuques de l’empereur.
— Certainement. Plus on se trouve près du pouvoir, plus on est craint et détesté par les autres.
À nouveau, Kyu se perdit dans un abîme de réflexions. Bold trouvait qu’il avait l’air heureux, mais il avait eu cette même impression autrefois à Hangzhou. C’est pourquoi, quand Kyu se mettait à sourire, de son petit sourire aux lèvres épaisses, Bold se sentait toujours un peu nerveux.
Peu après cette conversation, alors qu’ils se trouvaient tous à Beijing, survint un orage énorme.
Courant çà et là au milieu des chevaux, puis avec des seaux d’eau, Bold restait aux aguets. Le combat était vain. Vers la fin, quand ils renoncèrent à lutter contre l’incendie, il vit Kyu, là, parmi les concubines impériales qu’on venait d’évacuer. Les gens du Premier Héritier paraissaient nerveux, agités, sauf Kyu, qui exultait, le blanc des yeux visible comme jamais. On aurait dit un shaman après un voyage réussi au pays des esprits. C’est lui qui a mis le feu, se dit Bold, comme à Hangzhou ; sauf que cette fois-ci il a attendu qu’il y ait un orage, pour que ça passe inaperçu.