Bao se fraya un chemin à travers la foule hurlante jusqu’au milieu des gens qui entouraient les blessés, la plupart étant des hommes et des femmes qu’il connaissait, qui essayaient de rétablir l’ordre, de faire venir une assistance médicale et de les évacuer de la Cité Interdite pour les emmener à l’hôpital. L’un d’eux reconnut Bao et le laissa approcher. Bao se précipita maladroitement vers Kung. L’assassin s’était servi de ces grosses balles dum-dum que l’on avait mises au point pendant la guerre, et il y avait du sang partout sur l’estrade, un horrible flot de sang rouge, brillant. Zhu avait été touché au bras et à la jambe ; Kung à la poitrine. Il avait un grand trou dans le dos et son visage était gris. Il était en train de mourir. Bao s’agenouilla à côté de lui, prit sa main et l’appela par son nom. Kung semblait voir à travers lui ; Bao se demanda même s’il voyait quoi que ce soit.
— Kung Jianguo ! cria Bao.
Ces mots le déchirèrent comme jamais parole ne l’avait déchiré auparavant.
— Bao Xinhua, murmura Kung. Continue…
Ce furent ses dernières paroles. Il mourut avant même qu’on ne l’emmène de l’estrade.
2. Ce Sacré Furlong
Tout cela se passa alors que Bao était encore jeune.
Après l’assassinat de Kung, il n’alla pas bien pendant un certain temps. Il assista aux funérailles sans verser une larme ; il se croyait au-dessus de tout ça. C’était un pragmatique, seule comptait la cause, et la cause continuait. Il n’écoutait pas sa peine, et pensait qu’en fait il n’en avait pas. C’était bizarre, mais c’était comme ça. Ce ne pouvait être vrai, ce n’était pas possible. Il s’en était remis.
Il ne levait pas le nez de ses livres, lisant sans arrêt. Il suivit des cours au collège de Beijing, lut des livres d’histoire et de science politique, et accepta des postes diplomatiques pour le nouveau gouvernement, d’abord au Japon, puis au Yingzhou, puis à Nsara, puis en Birmanie. Le programme de la Nouvelle Chine continuait d’avancer, mais lentement, tellement lentement, sans changement visible de prime abord, même si ça allait généralement un peu mieux. C’était différent, et pourtant, par certains côtés, toujours pareil. Les gens continuaient à se battre, la corruption gangrenait les nouvelles institutions, le combat continuait. Tout était beaucoup plus long que prévu ; et pourtant, les années passant, tout changeait. L’histoire avançait sur un rythme lent qui n’avait rien à voir avec le temps des hommes.
Un jour, quelques années plus tard, il rencontra une femme appelée Pan Xichun, une diplomate du Yingzhou en poste à Beijing. Ils travaillaient l’un et l’autre pour la Ligue du Dahai, l’association des États entourant le Grand Océan, et dans le cadre de cette mission, ils avaient été envoyés par leurs gouvernements respectifs à une conférence à Hawaii, au beau milieu du Dahai. Là-bas, ils passèrent beaucoup de temps sur les plages, et quand ils rentrèrent à Beijing, ils étaient en couple. Pan Xichun était d’origine sino-japonaise, mais ses grands-parents avaient vécu au Yingzhou, à Fangzhang et dans la vallée juste derrière. Quand la mission de Pan se termina et qu’elle rentra chez elle, Bao s’arrangea pour être muté à l’ambassade chinoise de Fangzhang, et traversa le Dahai, vers les collines dorées et la spectaculaire côte verte du Yingzhou.
Il épousa Pan Xichun, et ils vécurent là pendant vingt ans. Ils eurent deux enfants, un garçon, Zhao, et une fille, Anzi. Pan Xichun accepta un poste de ministre du gouvernement du Yingzhou, ce qui l’amena souvent à se rendre à l’Ile-Longue, à Quito, ou dans les pays bordant le pourtour du Dahai. Bao, qui travaillait chez lui pour l’ambassade de Chine, s’occupait des enfants, écrivait et enseignait l’histoire au collège de la ville. La vie à Fangzhang, la plus belle et la plus extraordinaire de toutes les villes, était agréable. Parfois, Bao avait l’impression que sa jeunesse dans la Chine en révolution était une sorte de rêve très intense qu’il aurait fait jadis. Des chercheurs venaient de temps en temps le trouver pour s’entretenir avec lui, ce qui lui donnait l’occasion de se remémorer cette époque. À une ou deux reprises, il écrivit même quelques petites choses sur son expérience ; mais tout cela lui paraissait tellement loin…
Puis, un jour, il sentit une protubérance dans le sein droit de Pan Xichun ; le cancer. Un an plus tard, après avoir beaucoup souffert, elle mourut. Comme d’habitude, elle l’avait devancé.
Bao, éploré, se retrouva seul pour élever leurs enfants. Son fils, Zhao, qui était déjà presque adulte, trouva un travail en Aozhou, de l’autre côté de la mer, et Bao ne le vit plus que rarement. Anzi, sa fille, était plus jeune. Alors il fit de son mieux, engagea des jeunes filles au pair, mais d’une manière ou d’une autre il en fit un peu trop. Il était trop inquiet. Anzi, qui se disputait souvent avec lui, quitta leur maison dès qu’elle fut en âge de le faire, se maria, et ne le vit presque plus par la suite. D’une certaine façon, sans trop savoir comment, il avait aussi bousillé ça.
On lui proposa un poste à Beijing, alors il rentra. Mais c’était trop étrange. Il se sentait comme un prêta, se promenant dans le théâtre d’une vie passée. Il trouva un logement dans les quartiers ouest de la ville, de nouveaux quartiers qui ne ressemblaient en rien à ceux qu’il avait connus autrefois. Quant à la Cité Interdite, il s’interdit lui-même d’y aller. Il essaya de lire et d’écrire, pensant que s’il parvenait à tout coucher par écrit, alors ses fantômes le laisseraient tranquille.
Après plusieurs années de ce régime, il accepta un poste à Pyinkayaing, la capitale de la Birmanie, auprès de la Ligue de l’Agence de Tous les Peuples pour l’Harmonie Avec la Nature, en tant que représentant chinois et diplomate itinérant.
3. Écrire l’histoire birmane
Pyinkayaing se trouvait sur le canal ouest de l’embouchure de l’Irrawaddy, la grande route fluviale birmane, maintenant urbanisée sur la totalité de son delta, formant une énorme ville côtière – un agrégat de villes qui remontait vers Henzada sur tout le long de chacun de ses bras et, de là, suivait le fleuve jusqu’à Mandalay. Pyinkayaing était la mégalopole dans toute sa splendeur. Les bras du fleuve se jetaient dans la mer comme de grandes avenues, bordées d’incroyables touffes de gratte-ciel pareilles à de profonds canyons, parcourues par des centaines de rues et de ruelles qui reliaient ses nombreux canaux, formant une étonnante résille d’eau, de verre et de béton.
L’appartement de fonction de Bao était situé au cent soixantième étage de l’un des gratte-ciel dressés sur le canal principal de l’Irrawaddy, non loin du front de mer. Quand il sortit pour la première fois sur son balcon, il fut abasourdi par la vue et passa presque tout un après-midi à regarder le paysage : la mer au sud, Pagoda Rock à l’ouest, les autres embouchures de l’Irrawaddy à l’est, et en amont, dominant les toits de la mégalopole, les millions d’autres fenêtres des gratte-ciel qui bordaient le fleuve et s’étageaient sur le reste du delta. Les fondations des bâtiments plongeaient profondément dans le sol sédimentaire du delta jusqu’au lit de roche. Un célèbre système de barrages, d’écluses et de brise-lames protégeait la ville contre les inondations venant de l’amont, les marées hautes et les raz-de-marée de l’océan Indien, et les typhons. En réalité, la montée du niveau de la mer, déjà amorcée, ne menaçait pas fondamentalement la ville, qui était une sorte de collection de vaisseaux amarrés de façon permanente au lit de roche, de sorte que si, finalement, les habitants devaient abandonner leur « rez-de-chaussée » pour monter avec la mer, ce ne serait qu’un défi technologique supplémentaire, quelque chose qui occuperait l’industrie du bâtiment pendant les années à venir. Les Birmans n’avaient peur de rien.