En regardant en bas les petites jonques et les taxis d’eau tracer leur délicate calligraphie blanche sur les eaux bleues mêlées de brun, Bao avait l’impression d’y lire une sorte de message quasi surnaturel. Il comprenait maintenant pourquoi les Birmans écrivaient « l’histoire birmane » ; parce que c’était peut-être vrai : tout ce qui avait jamais été n’avait été que pour entrer en collision, ici, et donner naissance à quelque chose de plus grand que la somme de ses éléments. Comme quand les sillages de plusieurs taxis d’eau se rencontraient, projetant un geyser d’eau blanche plus haut que n’importe quelle vague n’aurait réussi à s’élever.
Cette cité monumentale, Pyinkayaing, devint le foyer de Bao pendant les sept années suivantes. Il traversait la rivière en télécabine pour aller au bureau de la Ligue pour l’Harmonie Avec la Nature. Là, il s’occupait des problèmes qui commençaient à pourrir le monde, causant de tels dégâts que même la Birmanie risquait d’en souffrir un jour, à moins que l’on n’envoie Pyinkayaing sur la Lune, ce qui ne semblait pas impossible étant donné leur énergie et leur confiance inébranlables.
Mais ils ne constituaient pas une puissance depuis assez longtemps pour avoir vu dans quel sens tournait la roue. Au fil des ans, et dans son travail, Bao avait visité une centaine de pays et beaucoup lui rappelaient que sur le long terme les civilisations s’élevaient et retombaient ; et que la plupart de celles qui retombaient ne se relevaient jamais vraiment. La scène du pouvoir se déplaçait à la surface de la Terre, suivant le soleil, comme un pauvre immortel incapable de tenir en place. La Birmanie n’était probablement pas à l’abri de ce destin.
Bao volait maintenant dans les navettes spatiales dernier cri, sillonnant la haute atmosphère comme les obus d’artillerie de la Longue Guerre, et se posait de l’autre côté du globe trois heures plus tard. Il prenait aussi les avions géants qui transportaient encore le gros des passagers et des marchandises tout autour du monde, dont la lenteur était plus que compensée par la capacité, et qui vrombissaient dans l’océan des airs comme de grands vaisseaux, apparemment insubmersibles. Il s’entretenait avec des représentants de la plupart des pays de la Terre, et finit par se dire que leurs problèmes d’harmonie-avec-la-nature étaient en partie dus à une question de nombre, la population de la planète ayant recommencé à croître si fortement, depuis la Longue Guerre, qu’elle frôlait maintenant les huit milliards d’habitants. C’était peut-être plus que la planète ne pouvait en supporter. Tel était du moins ce que disaient bien des savants, surtout les plus conservateurs, de tempérament quasi taoïste et que l’on trouvait principalement en Chine et au Yingzhou.
Mais aussi, au-delà de la simple question du nombre, il y avait le problème de l’accumulation des biens et de la répartition des richesses. Des gens de Pyinkayaing pouvaient organiser sans états d’âme une fête à Ingali ou Fangzhang, jetant dans un week-end de plaisirs dix années de revenus d’un salarié maghrébin, alors qu’il y avait en Franji et en Inka des gens qui souffraient encore fréquemment de malnutrition. Cette disparité persistait en dépit des efforts de la Ligue de Tous les Peuples et des mouvances égalitaires, en Chine, en Franji, à Travancore et au Yingzhou. En Chine, le mouvement égalitaire n’était pas seulement issu de la vision de Zhu, mais aussi des théories taoïstes de l’équilibre, comme le rappelait toujours Zhu. À Travancore, il découlait de la notion bouddhiste de la compassion, au Yingzhou, de la croyance hodenosaunee en l’égalité de tous, et, en Franji, de l’idée de justice devant Dieu. Partout cette idée existait, mais le monde appartenait encore à une petite minorité de riches ; la fortune avait été accumulée pendant des siècles dans quelques mains, et les gens qui avaient eu la chance de naître dans ces vieilles aristocraties vivaient à l’ancienne, les droits des rois étant maintenant étendus aux riches de la Terre. L’argent avait remplacé la terre en tant qu’assise du pouvoir, mais le vieux Zhu avait raison : le comportement de l’humanité était encore régi par de vieilles lois qui définissaient à qui appartenaient la nourriture, la terre, l’eau, les richesses excédentaires, et le travail de huit milliards d’êtres. Si ces lois ne changeaient pas, la surface de la Terre pourrait bien n’être plus qu’une épave dont hériteraient les mouettes, les fourmis et les cafards.
Ainsi, Bao voyageait, parlait, écrivait, et voyageait encore. Il fit la majeure partie de sa carrière dans l’Agence pour l’Harmonie Avec la Nature, et pendant des années il essaya de coordonner les efforts dans le Vieux Monde et le Nouveau pour préserver certains des plus grands mammifères. Beaucoup étaient menacés de disparition, et si on ne faisait rien, la plupart seraient victimes d’une extinction anthropogénique comparable aux effondrements massifs dont on retrouvait la trace dans les enregistrements fossiles.
Il rentrait de ces diverses missions diplomatiques après avoir voyagé dans ces grands nouveaux avions qui étaient une combinaison de dirigeables et d’avions, d’hovercrafts et de catamarans, qui filaient sur l’eau ou dans l’air en fonction des conditions climatiques et de leur cargaison. Il regardait le monde depuis son appartement de Pyinkayaing et voyait la relation de l’homme à la nature s’écrire en signes cabalistiques dans les sillons des taxis d’eau, des avions et dans les grands canyons formés par les gratte-ciel. C’était son monde, changeant année après année. Quand il allait en visite à Beijing et qu’il essayait de se rappeler sa jeunesse, ou à Kwinana, en Aozhou, voir son fils Zhao et sa famille, ou même quand il essayait de se rappeler Pan Xichun, il avait le sentiment que ces choses étaient parties, complètement parties, mangées par les années. Une fois, même, il alla à Fangzhang, où il avait vécu tellement de temps, et c’est à peine s’il put se remémorer ce qui s’y était passé. Ou, pour être plus précis, il se rappelait bien des choses, mais c’était comme si elles étaient arrivées à quelqu’un d’autre que lui. Comme si elles avaient été des incarnations précédentes.
Quelqu’un dans les bureaux de la Ligue proposa d’inviter Zhu Isao à venir donner des cours aux employés de la Ligue et à tous ceux qui auraient envie d’y assister. Bao fut surpris. Il avait fini par se dire que Zhu devait être mort. Cela faisait tellement de temps qu’ils avaient changé la Chine tous ensemble ; et Zhu était déjà vieux, à l’époque. En fait, il s’avéra que c’était une erreur de jeunesse de la part de Bao. On lui dit que Zhu avait maintenant quatre-vingt-dix ans, ce qui voulait dire qu’il n’en avait qu’une soixantaine à l’époque. Bao rit en pensant à son erreur d’appréciation, si caractéristique de la jeunesse. Il fut l’un des premiers à s’inscrire à ses cours, et il était très impatient d’y assister.
Zhu Isao se révéla être un vieil homme enjoué, aux cheveux blancs, petit, mais pas plus que pendant toutes ces années, avec quelque chose de curieux et de pétillant dans le regard. Il serra la main de Bao quand Bao alla le trouver, juste avant le début de son cours, et lui adressa un sourire léger mais amical.
— Je te reconnais, dit-il. Tu étais l’un des officiers de Kung Jianguo, n’est-ce pas ?
Bao lui serra très fort la main, en hochant la tête. Il alla s’asseoir avec une impression de chaleur. Le vieil homme avait toujours en marchant l’ombre d’une claudication qui datait de ce jour funeste. Mais il était heureux de revoir Bao.
Son premier cours consista en une exposition du plan de ses leçons, dont il espérait qu’elles seraient une suite de conversations sur l’histoire, une discussion sur la façon dont elle se construisait, ce qu’elle signifiait, et comment ils pourraient s’en servir pour rechercher la trajectoire qui leur permettrait de surmonter les difficultés des prochaines décennies, « quand nous serons bien obligés, enfin, d’apprendre à habiter la Terre ».