Bao écouta le vieil homme en prenant des notes, tapotant sur le clavier de son scripto, comme beaucoup d’autres dans la classe. Zhu expliqua qu’il souhaitait d’abord décrire les différentes théories historiques qui avaient été proposées au travers des siècles, puis analyser ces théories, non seulement en les mettant à l’épreuve des événements présents, « ce qui est difficile dans la mesure où bien souvent nous nous souvenons des événements parce qu’ils ont été le point de départ de la plupart des théories », mais aussi en étudiant la façon dont ces théories sont structurées, et quelle sorte de futur elles impliquent.
— Ce sera d’ailleurs la principale utilisation que nous en ferons. Pour moi, ce qui compte dans l’histoire, c’est ce que nous pouvons y trouver d’utile, conclut Zhu.
Ainsi, au fil des mois, ils eurent une sorte de rituel, et tous les trois jours, le groupe se réunissait dans une pièce située en haut de l’un des bâtiments de la ligue dominant l’Irrawaddy : quelques vingtaines de diplomates, des étudiants du crû, et de jeunes historiens du monde entier, dont la plupart étaient venus à Pyinkayaing spécialement pour ce cours. Tous s’asseyaient et écoutaient parler Zhu. Et bien qu’il n’arrêtât pas de les encourager à prendre la parole, beaucoup se contentaient de l’écouter penser tout haut, l’incitant à aller plus loin en lui posant des questions.
— Oui, mais je suis venu vous écouter, moi aussi, objectait-il.
Quand vraiment ils insistaient, il devenait réticent :
— J’imagine que je dois être comme Pao Ssu, qui avait l’habitude de dire : « J’écoute très bien, j’écoute en parlant. »
C’est ainsi qu’ils parlèrent de la théorie des quatre civilisations rendue fameuse par al-Katalan ; de la théorie du choc des civilisations d’al-Lanzhou, qui supposait le progrès par le conflit (« théorie amplement justifiée, vous avouerez, vu le nombre de conflits et de progrès que la Terre a connus ») ; et de celles, similaires, de la conjonction, selon lesquelles certaines conjonctions, passées inaperçues, de développement, souvent dans des domaines sans rapports entre eux, avaient eu de grandes conséquences. Zhu leur exposa avec un petit sourire l’un des nombreux exemples de ces théories : l’introduction du café et de l’imprimerie à peu près au même moment dans l’Iran des califes, provoquant une grande diarrhée de littérature. Ils discutèrent de la théorie de l’éternel retour, qui faisait appel aux cosmologies hindoues et aux dernières découvertes en physique pour suggérer que l’univers était si vaste et si ancien que tout ce qui était possible ne s’était pas seulement déjà produit, mais s’était produit un nombre infini de fois.
— J’avoue que ça, c’est un peu inutile, si ce n’est pour expliquer ce fameux sentiment de déjà-vu…
Enfin, ils abordèrent les autres théories cycliques, fondées sur le cycle des saisons ou sur la vie du corps.
Il mentionna ensuite « l’histoire du dharma », ou « l’histoire birmane », c’est-à-dire une histoire croyant à la marche vers un but, qui se révélait au monde soit directement, soit à travers des plans pour l’avenir. Zhu leur parla également de « l’histoire du Bodhisattva », basée sur l’existence de civilisations plus avancées que les autres, et qui étaient revenues en arrière pour aider le monde à progresser – la Chine ancienne, Travancore, les Hodenosaunees, la diaspora japonaise, l’Iran –, toutes ces civilisations ayant été proposées comme de possibles exemples de cette théorie.
— Même si cela semble être plutôt une question d’appréciation individuelle ou culturelle ; ce dont on n’a pas besoin, en tant qu’historien, quand on cherche à établir un système. Ce serait donc un euphémisme que de les qualifier de tautologiques, parce qu’à vrai dire toute théorie est tautologique. Notre réalité elle-même est une tautologie.
Quelqu’un lança une question : étaient-ce les « grands hommes » ou les « mouvements de masse » qui constituaient les principales forces de changement ? Mais Zhu évacua aussitôt la question en disant que c’était un faux problème :
— Nous sommes tous de grands hommes, n’est-ce pas ?
— Vous, peut-être, murmura la personne assise juste à côté de Bao.
— Ce qui compte, ce sont les moments où nous nous exposons dans notre vie, quand les habitudes ne suffisent plus et qu’il faut faire des choix. C’est alors que tout le monde devient un grand homme, pour un temps ; et les choix faits à ces moments, qui se reproduisent bien trop fréquemment, se combinent pour faire l’histoire. En ce sens, je suppose que je me suis rangé du côté des masses, puisqu’il s’est agi d’un processus collectif, pour autant qu’on puisse en juger.
» Même si, bien sûr, l’expression « grands hommes » doit nous amener à nous poser la question des femmes ; sont-elles comprises dans cette expression ? Ou bien devrions-nous décrire l’histoire comme étant la chronique des femmes reprenant le pouvoir politique qu’elles avaient perdu avec l’introduction de l’agriculture et la création de richesses excédentaires ? La défaite graduelle et interminable du patriarcat compose-t-elle la plus grande partie de l’histoire ? Comme peut-être la défaite graduelle et incertaine de quelques maladies infectieuses, comme si nous nous étions battus contre des microparasites et des macro-parasites, hein ? Les cancrelats et les patriarches ?
Il sourit à cette idée et continua à discuter, à commenter le débat issu des Quatre Grandes Inégalités et autres concepts nés des travaux de Kang et d’al-Lanzhou.
Par la suite, Zhu consacra quelques cours à la description de divers « moments de changements de phase » de l’histoire, qu’il considérait comme signifiants – la diaspora japonaise, l’indépendance des Hodenosaunees, le passage du commerce terrestre au commerce maritime, l’épanouissement de Samarkand, et ainsi de suite. Il consacra également quelques cours à discuter du dernier mouvement à la mode chez les historiens et les spécialistes des sciences sociales qu’il appelait « l’histoire animale », l’étude de l’humanité en termes biologiques, ce qui en faisait non plus une question de religion ou de philosophie, mais plutôt une étude des primates luttant pour leur nourriture et leur territoire.
Après plusieurs semaine de cours, il dit :
— Maintenant nous sommes prêts à aborder quelque chose qui m’intéresse au premier chef ces temps-ci, qui n’est pas le contenu de l’histoire, mais sa forme.
» On voit tout de suite que ce que nous appelons l’histoire a au moins deux sens : d’abord ce qui est arrivé dans le passé, que personne ne peut connaître parce que ça disparaît avec le temps, et ensuite toutes les histoires que nous racontons sur ce qui s’est passé.
» Ces histoires sont de différentes sortes, évidemment, et des gens comme Rabindra et Blanc Sagace les ont catégorisées. D’abord, il y a les témoignages visuels et les chroniques des événements faites sur le vif, comprenant les documents et les témoignages – cette histoire-là est comme le blé dans les champs, non moissonnée, attendant d’être travaillée, attendant qu’on lui fournisse des débuts, des fins ou des causes. Ce n’est qu’après que viennent les histoires cuites, qui tentent de coordonner et de réconcilier les matériaux avec les sources, et qui ne se contentent pas de décrire mais analysent aussi.
» Encore plus tard viennent les travaux qui mangent et digèrent ces comptes rendus cuisinés, et tentent de révéler ce qu’ils font, leur relation à la réalité, comment nous nous en servons, ce genre de choses – les philosophies de l’histoire, les épistémologies, et ainsi de suite. Beaucoup de digestions utilisent des méthodes initiées par Ibrahim al-Lanzhou, même quand elles dénoncent ses résultats. Il y a assurément matière à revenir aux textes d’al-Lanzhou pour voir ce qu’il a à dire. Par exemple, dans un passage très utile, il souligne que nous pouvons faire la distinction entre les arguments explicites et, plus profondément, les préjugés idéologiques inconscients. Ces derniers peuvent être dévoilés en identifiant leur mode de narration. Le mode de narration utilisé par al-Lanzhou est inspiré de la typologie des genres d’histoires de Rabindra. C’est un mode plutôt simpliste, mais par bonheur, ainsi que le souligne al-Lanzhou, les historiens sont souvent des conteurs assez naïfs. Ils ont recours plutôt schématiquement à l’un ou l’autre des modes de narration de Rabindra, par opposition aux grands romanciers, comme Cao Xueqin ou Murasaki, qui les mélangent constamment. C’est ainsi qu’une histoire comme celle de Tan Oo, que certains appellent « l’histoire birmane », au sens littéral du terme dans ce cas, mais que je préfère appeler « l’histoire du dharma », est un roman dans lequel l’humanité se débat pour réaliser son dharma, s’améliorer, et progresser, génération après génération, se battant pour la justice – ce qui est fort louable. Cette histoire suppose que nous finirons bien par remonter jusqu’à la source des fleurs de pêcher. Ce sera alors l’avènement d’une ère de grande paix. Cette vision des choses réalise, dans le monde, le mythe du Nirvana hindou et bouddhique. Ainsi, l’histoire birmane, les contes de Shambala, et n’importe quelle histoire téléologique supposant que nous progressons tous d’une façon ou d’une autre, sont des histoires du dharma.