» L’opposé de ce mode est le mode ironique ou satirique, que j’appelle l’histoire entropique. Elle découle des sciences physiques, du nihilisme, et, via certaines vieilles légendes, du thème de la chute. Dans ce mode, tout ce que l’humanité essaie de faire échoue ou se retourne contre elle, et la combinaison de la réalité biologique et de la faiblesse morale, de la mort et du mal, signifie que rien dans les affaires humaines ne peut réussir. Poussé à l’extrême, cela mène aux Cinq Grands Pessimismes, au nihilisme de Shu Shen, ou à l’anti-dharma du rival de Bouddha, Purana Kassapa, et à des gens qui disent que tout est un chaos sans cause, et que, en gros, l’un dans l’autre, il aurait mieux valu ne jamais naître.
» Ces deux modes de narration constituent des extrêmes : l’un où l’on dit : Nous sommes les maîtres du monde et nous pouvons vaincre la mort, et l’autre où l’on dit : Nous sommes prisonniers du monde, et ne vaincrons jamais la mort. On pourrait penser que cela représente les deux seuls modes possibles, mais, entre ces extrêmes, Rabindra a identifié deux autres modes de narration, qu’il appelle la tragédie et la comédie. Deux modes métis et partiaux comparés à leur voisins absolutistes, et dont Rabindra disait qu’ils offraient tous les deux des possibilités de réconciliation. Dans la comédie, la réconciliation est celle d’individus entre eux, et avec la société au sens large. Le tissu de la famille avec la famille, de la tribu avec le clan – c’est comme ça que finissent les comédies, et c’est ce qui en fait des comédies : le mariage avec quelqu’un d’un clan différent, et le retour du printemps.
» Les tragédies proposent une forme de réconciliation plus sombre. Blanc Sagace dit qu’elles racontent l’histoire de l’humanité face à face avec la réalité elle-même, et donc face à la mort, la dissolution et l’échec. Les héros tragiques sont détruits, mais pour les survivants qui racontent l’histoire, il y a une élévation de la conscience, une prise de conscience de la réalité, et c’est valable en soi et pour soi, si sombre que puisse être la connaissance.
À ce moment de son discours, Zhu Isao s’interrompit, chercha Bao du regard dans la salle, et lui fit un signe de tête. Bien qu’il eût semblé qu’il parlait de choses abstraites, des formes que prenait l’histoire, Bao éprouva un pincement au cœur.
Zhu poursuivit :
— Maintenant, il me semble que, en tant qu’historiens, il vaut mieux ne pas se laisser emprisonner dans un mode ou un autre. C’est trop facile, et ça ne colle pas bien avec notre perception des événements. Nous devrions plutôt tisser une histoire aussi ouverte que possible ; ça devrait être comme le symbole du yin-yang des taoïstes, avec ces points de tragédie et de comédie ponctuant les champs plus larges du dharma et du nihilisme. Cette vieille figure est l’image parfaite de toutes nos histoires mises ensemble, avec le point noir de nos comédies déparant la lumière du dharma, et l’éclair de connaissance tragique émergeant des ténèbres du néant.
» L’histoire ironique en tant que telle, nous pouvons la rejeter tout de suite. Bien sûr que nous sommes mauvais, bien sûr que les choses vont mal. Mais pourquoi s’étendre là-dessus ? Et pourquoi faire comme si c’était toute l’histoire ? L’ironie c’est simplement que la mort marche parmi nous. Cela ne relève pas le défi, ce n’est pas la vie qui parle.
» Mais je suppose que nous devons aussi rejeter la version plus pure de l’histoire du dharma, le fait de transcender ce monde et cette vie, la perfection de notre façon d’être. Cela peut se produire dans le bardo, s’il y a un bardo, mais dans ce monde tout est mélangé. Nous sommes des animaux, la mort est notre destin. Au mieux, nous pouvons dire que l’histoire de l’espèce doit être réalisée autant que possible, comme le dharma, par un acte de volonté collectif.
» Reste les modes intermédiaires, la comédie et la tragédie… (Zhu s’arrêta, leva les mains, perplexe.) Et de cela, nous ne manquons assurément pas. Peut-être la façon de construire une histoire correcte est-elle de la mettre en perspective et de dire que, pour l’individu, en fin de compte, c’est une tragédie, et, pour la société, une comédie. Si nous y parvenons.
Zhu Isao avait clairement une prédilection pour la comédie. C’était un être social, il invitait toujours Bao et quelques autres élèves de la classe, dont le ministre de la Santé du Monde Naturel de la ligue, à venir dans l’appartement de fonction qu’il occupait. Ces réunions informelles étaient émaillées de ses éclats de rire et de sa curiosité dans tous les domaines. Même ses recherches l’amusaient. Il avait fait venir par bateau de nombreux livres de Beijing, et toutes les pièces de son appartement étaient aussi remplies qu’un entrepôt. À cause de sa conviction croissante que l’histoire aurait dû être l’histoire de tous ceux qui avaient vécu, il étudiait actuellement la biographie en tant que genre, et il avait chez lui de nombreux recueils de biographies. D’où le nombre phénoménal de volumes posés un peu partout en grandes piles instables. Zhu ramassa l’un des énormes volumes, presque trop lourd pour lui.
— C’est le premier tome, dit-il avec un sourire, mais je n’ai jamais retrouvé les autres. Un livre comme celui-ci n’est que l’antichambre de toute une bibliothèque non écrite.
Le recueil de biographies était un genre qui semblait avoir pris son essor, dit-il en tapotant affectueusement ses piles de livres, dans la littérature religieuse : collection de vies des saints chrétiens et des martyrs de l’islam, ou textes bouddhiques décrivant des vies à travers leurs longues suites de réincarnations, un exercice spéculatif que Zhu adorait manifestement :
— L’histoire du dharma dans ce qu’elle a de plus pur, une sorte de proto-politique. En plus, ces histoires peuvent être tellement drôles. Par exemple celles de Dhu Hsien : il prend tellement les choses au pied de la lettre qu’il essaye de faire coïncider exactement les dates de naissance et de mort de ses personnages, créant des enfilades d’acteurs historiques de premier plan, qu’il suit à travers plusieurs réincarnation, en prétendant, d’après leurs actes, qu’ils sont une seule et même âme. Mais il a tellement de mal à faire coïncider les dates qu’il doit intercaler d’étranges personnages pour que leurs vies s’enchaînent. Finalement, il est obligé de mettre au point une théorie, un principe de « travail acharné suivi de repos », afin de justifier que ces immortels alternent des vies de génie et de généraux avec des carrières de portraitistes mineurs et de savetiers. Mais les dates coïncident toujours ! fit Zhu avec un sourire extatique.