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Il tapota d’autres piles gigantesques, représentatives du genre qu’il étudiait : Les Quarante-Six Transmigrations, de Ganghadara, le texte tibétain des Douze Manifestations de Padmasambhava, ce gourou qui avait amené le bouddhisme au Tibet ; et la Biographie du Gyatso Rimpoche, vies Une à Dix-neuf, qui récapitulait les dernières vies du Dalaï Lama (jusqu’à l’époque actuelle) ; Bao avait rencontré cet homme une fois et n’avait pas imaginé alors que sa biographie complète puisse occuper tant de volumes.

Zhu Isao avait aussi chez lui des exemplaires des Vies, de Plutarque, et les Biographies des femmes exemplaires, de Liu Xiang, à peu près contemporaines de Plutarque ; mais il admettait qu’il trouvait ces textes moins intéressants que les chroniques des réincarnations qui consacraient dans certains cas autant de temps de la vie de leur sujet dans le bardo et les cinq autres lokas qu’à leur vie humaine. Il aimait aussi l’Autobiographie du Juif errant, les Testaments de la jati Trivicum, et le magnifique volume des Deux Cent Cinquante-Trois Voyageurs, ainsi qu’une collection scabreuse, peut-être (probablement) pornographique intitulée Cinq Siècles de vie d’un voleur tantrique. Autant de volumes que Zhu décrivait à ses visiteurs avec un grand enthousiasme. Pour lui, ils étaient l’une des clés de l’histoire humaine, si tant est qu’une chose pareille existât : l’histoire vue comme une simple accumulation de vies.

— En fin de compte, tous les grands moments de l’histoire se sont déroulés dans la tête des gens. Les périodes de changement, ou clinamen, comme l’appelaient les Grecs.

Ce moment, disait Zhu, était le principe régulateur, et peut-être l’obsession de Vieille Encre Rouge, l’anthologiste de Samarkand qui avait collationné dans son compendium de réincarnations des vies choisies en fonction de leur clinamen : chaque entrée de son anthologie narrant un épisode où les sujets, toujours réincarnés sous des noms commençant par la même lettre et parvenus à des carrefours de leur vie, ne prenaient pas le chemin qu’on s’attendait à les voir suivre.

— J’aime cette idée des noms, remarqua Bao en feuilletant l’un des volumes de la collection.

— Eh bien, Vieille Encre Rouge explique en marge d’un de ses textes que ce n’est qu’un système mnémotechnique pour faciliter la lecture, et qu’en réalité, bien sûr, chaque âme revient avec toutes ses caractéristiques changées. Pas de « médaillon de ma mère », pas de marques de naissance, pas de noms qui en rappellent un autre – pas question que ses méthodes ressemblent à celles des vieux contes populaires, ah ça non !

Le ministre de la Santé du Monde Naturel l’interrogea sur une montagne de fascicules, et Zhu eut un sourire ravi. C’était en réaction à ces interminables sommes, expliqua-t-il. Il avait pris l’habitude d’acheter tous les livres sur lesquels il tombait dont le sujet semblait exiger qu’ils soient brefs, parfois si courts que leur titre tenait à peine sur le dos. D’où les Secrets d’un mariage réussi, ou Les Bonnes Raisons de croire en l’avenir, ou les Histoires pour ne plus avoir peur des fantômes.

— Mais j’avoue que je ne les ai pas lus. Ils ne sont ici qu’à cause de leur titre, qui dit tout. Ils pourraient aussi bien contenir des pages blanches.

Plus tard, sur son balcon, Bao s’assit à côté de Zhu pour regarder la ville couler en dessous d’eux. Ils buvaient des tasses et des tasses de thé vert en parlant de tout et de rien, et alors que la nuit avançait, et que Zhu semblait pensif, Bao lui demanda :

— Vous arrive-t-il de penser à Kung Jianguo ? Vous arrive-t-il encore de penser à cette époque ?

— Non. Pas très souvent en tout cas, reconnut Zhu en le regardant dans les yeux. Et vous ?

Bao secoua la tête.

— Je ne sais pas pourquoi. Ce n’est pourtant pas spécialement pénible, mais ça paraît tellement loin…

— Oui. Très loin.

— Je vois que vous avez gardé un boitillement de cette époque.

— Oui, en effet. Et ça ne me plaît pas. Je marche moins vite, et ce n’est pas si grave. Mais c’est toujours là. Je déclenche les détecteurs de métaux dans les zones de haute sécurité, fit-il en riant. Enfin, cela fait si longtemps. Il y a tellement de vies de ça – je les confonds toutes, pas vous ?

Et il eut un de ses fameux sourires.

L’un des derniers cours de Zhu Isao fut une discussion sur l’histoire, à quoi elle pouvait servir et comment elle pouvait les aider à surmonter leurs difficultés actuelles.

Zhu faisait preuve d’innovation dans ce domaine.

— Il se peut que cela ne serve à rien, dit-il. Même si nous parvenons à une compréhension complète de ce qui est arrivé dans le passé, nous sommes toujours limités dans nos actions présentes. D’une certaine façon, on peut dire que le passé a hypothéqué l’avenir, ou qu’il l’a acheté, ou ligoté, au moyen de lois, d’institutions et d’usages. Mais on a toujours intérêt à essayer d’en savoir le plus possible, ne serait-ce que pour imaginer de nouvelles façons d’avancer. Vous savez, la question du résiduel et de l’émergent, dont nous avons déjà parlé – chaque période de l’histoire serait composée d’éléments résiduels des civilisations passées et d’éléments émergents qui prendront une existence plus entière dans l’avenir –, cette question, donc, est une lentille à très fort grossissement. Et seule l’étude de l’histoire permet de faire cette distinction, si tant est qu’elle soit possible. Nous pouvons considérer le monde où nous vivons et nous dire : Ce sont des lois résiduelles de l’ère des Quatre Grandes Inégalités, auxquelles nous sommes toujours assujettis. Il faut en finir. D’un autre côté, nous pouvons considérer des faits moins familiers de notre époque, comme la propriété commune de la terre en Chine, et dire : Ce sont peut-être des facteurs émergents qui deviendront prééminents un jour. Ils ont l’air utiles ; je vais les soutenir. Puis, encore une fois, il peut y avoir des éléments résiduels qui nous ont toujours aidés et qu’il faut conserver. Ce n’est donc pas aussi simple que de dire : Ce qui est nouveau est bon, ce qui est vieux est mauvais. Il faut nuancer. Mais meilleure sera notre compréhension, plus affûté sera notre jugement.

» Je commence à penser que cette question de « propriétés émergentes tardives » qu’évoquent les physiciens, quand ils parlent de la complexité et des sensibilités en cascade, est un concept important pour les historiens. La justice est peut-être une propriété émergente tardive. Et peut-être pouvons-nous entrevoir les prémices de son émergence ; à moins qu’elle n’ait émergé il y a longtemps, chez les primates et les proto-humains, et ne commence à se réaliser dans le monde que maintenant, grâce aux possibilités offertes par la période post-pénurique. C’est difficile à dire.