Il eut de nouveau son fameux petit sourire.
— Et voilà un cours qui finit sur de bonnes paroles.
Sa dernière classe était intitulée : « Ce qui reste à expliquer », et consistait en une liste de questions qu’il tournait et retournait dans sa tête, après toutes ces années d’étude et de réflexion. Il fit des commentaires sur ces questions, mais pas beaucoup, et Bao dut écrire vraiment très vite pour les saisir au vol :
Ce qui reste à expliquer
Pourquoi y a-t-il des inégalités dans l’accumulation des biens depuis que l’histoire est l’histoire ? Qu’est-ce qui provoque et fait disparaître les ères glaciaires ? Le Japon aurait-il pu gagner sa guerre d’indépendance sans les effets combinés de la Longue Guerre, du tremblement de terre et de l’incendie qui a détruit Edo ? Où a fini l’or des Romains ? Pourquoi le pouvoir corrompt-il ? Les indigènes du Nouveau Monde auraient-ils pu survivre aux maladies du Vieux Monde ? Quand les premiers habitants sont-ils arrivés dans le Nouveau Monde ? Pourquoi les civilisations du Yingzhou et d’Inka sont-elles à des niveaux de développement tellement différents ? Pourquoi n’y a-t-il pas de théorie mathématique qui unifie la gravitation et la microprobabilité harmonique ? Sans le Kerala, Travancore aurait-il initié la période moderne et dominé le Vieux Monde ? Y a-t-il une vie après la mort, ou une transmigration des âmes ? L’expédition polaire de la cinquante-deuxième année de la Longue Guerre a-t-elle bien atteint le pôle Sud ? Qu’est-ce qui amène des gens bien nourris et à l’abri du besoin à réduire en esclavage et à la misère des gens qui meurent déjà de faim et vivent dans l’insécurité ? Si al-Germanie avait conquis le Skandistan, le peuple sami aurait-il survécu ? Sans les réparations prévues par la conférence de Shanghai, le monde de l’après-guerre aurait-il été plus paisible ? Combien de gens la Terre peut-elle nourrir ? Pourquoi le mal existe-t-il ? Comment les Hodenosaunees ont-ils inventé leur forme de gouvernement ? Quelle maladie, ou combinaison de maladies, a tué les chrétiens de Franji ? La technologie conditionne-t-elle l’histoire ? Les choses auraient-elles tourné différemment si l’émergence de la science, à Samarkand, n’avait pas été interrompue par la peste ? Les Phéniciens ont-ils traversé l’Atlantique pour aller dans le Nouveau Monde ? Des mammifères plus gros que le renard survivront-ils au prochain siècle ? Le Sphinx a-t-il des milliers d’années de plus que les pyramides ? Les dieux existent-ils ? Comment faire revenir les animaux sur Terre ? Comment faire pour mener une vie décente ? Comment léguer à nos enfants et aux générations suivantes un monde redevenu sain ?
Peu après ce dernier cours, il y eut une grande fête. Zhu Isao rentra à Beijing, et Bao ne le revit jamais.
Ils travaillèrent dur pendant les années suivant la visite de Zhu pour mettre sur pied des programmes susceptibles d’apporter des embryons de réponse à ces dernières questions. De même que les géologues avaient été grandement aidés dans leurs travaux par un cadre de réflexion basé sur le mouvement des plaques de coquille d’œuf brisée qu’est la croûte terrestre, les bureaucrates, les technocrates, les savants et les diplomates de la Ligue de Tous les Peuples furent aidés dans leurs travaux par les considérations théoriques de Zhu. Ça aide d’avoir un plan ! Comme disait toujours Zhu.
Et c’est ainsi que Bao sillonna le monde en tous sens, rencontrant des gens, leur parlant, aidant à mettre des structures en place, renforçant la trame et la chaîne des traités et des accords qui solidarisaient tous les peuples de la planète. Il travaillait sur toutes sortes de sujets, comme la réforme agraire, la gestion des massifs forestiers, la protection animale, les ressources en eau, la subvention des panchayats et le partage des richesses, égratignant les blocs calcifiés des anciens privilèges qui avaient survécu à la Longue Guerre et à tout ce qui était arrivé pendant les siècles précédents. Tout cela avançait très lentement, et les progrès se faisaient toujours à petits pas, mais Bao avait eu l’occasion de remarquer que des améliorations dans une partie du monde avaient souvent des répercussions positives ailleurs. C’est ainsi, par exemple, que l’instauration de panchayats en Chine et dans les États islamiques donnait de plus en plus de pouvoir à un nombre sans cesse croissant de gens, surtout aux endroits où était adoptée la loi du Travancore qui exigeait que deux membres sur cinq au moins des panchayats soient des femmes ; et cela avait, à son tour, réglé une bonne partie de la question agraire. En effet, comme bien des problèmes du monde venaient du fait qu’il y avait trop de gens qui se battaient pour trop peu de ressources, cultivées à l’aide de technologies trop rudimentaires, un autre résultat positif de la délégation des pouvoirs aux panchayats et aux femmes fut que le taux de natalité chuta en flèche. Le taux de renouvellement de la population était de 2,1 enfants par femme. Avant la Longue Guerre, le taux mondial était beaucoup plus proche de 5, et de 7 ou 8 dans les pays les plus pauvres. Maintenant, dans tous les pays où les femmes bénéficiaient de l’ensemble des droits préconisés par la Ligue de Tous les Peuples, le taux de renouvellement était tombé à moins de 3, et souvent à moins de 2 ; cela, combiné aux progrès de l’agriculture et autres technologies, augurait bien de l’avenir. C’était l’expression d’espérance ultime de la chaîne et de la trame, du principe des propriétés émergentes tardives. Il semblait, bien que tout aille très lentement, qu’ils puissent concocter une sorte d’histoire du dharma. Peut-être ; ce n’était pas très clair ; mais il y avait du boulot de fait.
Quelques années plus tard, quand Bao apprit dans le journal la mort de Zhu Isao, il gémit et jeta le journal par terre. Il passa la journée sur son balcon, se sentant inexplicablement vidé. En fait, il n’y avait pas de quoi pleurer. Mais plutôt de quoi se réjouir : le grand homme avait vécu cent ans ! Il avait aidé la Chine à changer, et le monde entier avec elle ; à la fin de sa vie, il donnait l’impression de beaucoup s’amuser, voyageant partout, et écoutant en parlant. Il semblait avoir trouvé sa place dans le monde.
Alors que Bao ne connaissait pas sa place dans le monde. Contemplant l’immense cité en dessous de lui, puis levant les yeux vers les grands canyons trempés de pluie, il se rendit compte qu’il vivait à cet endroit depuis plus de dix ans et qu’il n’en savait encore rien. Il n’arrêtait pas d’en repartir ou d’y revenir, regardant toujours les choses d’un balcon, mangeant dans les mêmes bouis-bouis, parlant à des collègues de la ligue, passant la plupart de ses matinées et de ses soirées à lire. Il avait près de soixante ans maintenant, et il ne savait ni ce qu’il faisait ni comment il était censé vivre. La gigantesque cité était comme une machine, ou un vaisseau à demi échoué dans les hauts-fonds. Cela ne l’aidait en rien. Il avait travaillé tous les jours en essayant de poursuivre les travaux de Kung et de Zhu, de comprendre l’histoire et de travailler dessus au moment même du changement, et aussi de l’expliquer aux autres, en écrivant et en lisant, en lisant et en écrivant, parce qu’il se disait que s’il arrivait à l’expliquer, alors il ne se sentirait pas aussi oppressé. Mais ça n’avait pas l’air de marcher. Il avait le sentiment que tous ceux qui avaient jamais compté pour lui étaient morts à présent.
Quand il réintégra son appartement, il trouva un message de sa fille Anzi sur l’écran de son scripto, le premier depuis longtemps. Elle avait eu une fille et demandait à Bao s’il voulait leur rendre visite et faire la connaissance de sa nouvelle petite-fille. Il répondit par l’affirmative et alla faire son sac de voyage.