Anzi et son mari Deng vivaient sur une colline, au-dessus de Shark Point, dans l’un des faubourgs populeux sur la baie de Fangzhang. Leur petite fille s’appelait Fengyun, et Bao prit un grand plaisir à l’emmener dans le tram et à la promener en poussette dans le parc au sud de la ville, au-dessus de la Porte d’Or. Quelque chose dans son expression lui rappelait très fortement Pan Xichun – la courbe de sa joue, son regard déterminé. Ces traits que nous transmettons. Il la regarda dormir. Des écharpes de brouillard roulaient dans la Porte d’Or, s’enroulaient autour de l’immense pont qu’ils venaient de construire. Il les observait en écoutant un maître de feng shui faire cours à une petite classe assise à ses pieds.
— Vous voyez que c’est le meilleur endroit de toutes les villes de la Terre, disait-il.
Ce qui paraissait assez vrai à Bao.
Même Pyinkayaing n’avait pas de perspective à côté de celle-ci. Les gloires de la capitale de la Birmanie étaient toutes artificielles, et sans elles, ce n’était qu’une embouchure de delta comme toutes les autres, contrairement à cet endroit sublime qu’il avait tellement aimé, dans une autre existence.
— … oh non, je ne crois pas, il aurait fallu être nul en géomancie pour situer la ville de l’autre côté du détroit. En dehors de considérations pratiques sur le tracé des rues, il y a le ki propre à cet endroit. Les veines du dragon sont trop exposées au vent et au brouillard, il vaut mieux que ça reste un parc.
La péninsule opposée faisait assurément un parc magnifique, avec ses mamelons verts, léchés par les vagues, miellés par le soleil qui filtrait à travers les nuages. Toute la scène était si vibrante, si magnifique, que Bao sortit le bébé de sa poussette pour la lui montrer ; il la présenta aux quatre directions ; et la scène se brouilla devant ses yeux comme si lui aussi était un bébé. Tout devint une ondulation de formes, de masses nuageuses, de couleurs brillantes, fluctuantes, vives et éclatantes, dépouillées de leur signification : de choses connues elles devenaient du bleu et du blanc en haut, du jaune en bas… Il se mit à trembler, se sentant tout drôle. C’était comme s’il avait regardé à travers les yeux du bébé ; et l’enfant semblait avoir un peu peur aussi. Alors il la remmena à la maison, et Anzi lui reprocha de l’avoir laissée prendre froid.
— En plus il faut la changer !
— Mais je le sais ! Je vais le faire !
— Non, c’est moi qui vais le faire. Toi, tu ne saurais pas.
— Mais bien sûr que je saurais ! Je t’ai assez souvent changée quand tu étais bébé.
Elle eut un reniflement réprobateur, comme si cela avait été grossier, une sorte de violation de son intimité. Il empoigna le livre qu’il lisait et sortit se promener, énervé. D’une manière ou d’une autre, il y avait toujours des tensions entre eux.
Rumeur de la grande ville. Les gratte-ciel pareils aux montagnes verticales du sud de la Chine se dressaient sur les îles de la baie, avalant jusqu’aux pentes du mont Tamalpi… La ville enserrait étroitement ces collines, la plupart du temps encore à l’échelle humaine, avec leurs maisons de un ou deux étages, et leurs toits aux coins retournés vers le ciel à la façon des maisons anciennes, comme autant de pagodes… C’était la cité qu’il avait aimée, la cité où il avait vécu, pendant des années, avec sa femme.
Il était donc un prêta, ici. Et comme n’importe quel fantôme affamé, il déambula de l’autre côté de la colline, vers l’océan, et il se retrouva bientôt dans le quartier où ils avaient habité du vivant de Pan. Il se promena un moment dans les rues sans but précis, et puis il finit par y arriver : son petit chez-lui.
Il s’arrêta devant la maison, un immeuble ordinaire, maintenant peint en jaune pâle. Ils avaient habité un appartement au dernier étage, toujours en plein vent, exactement comme maintenant. Il considéra le bâtiment. Il ne ressentait rien. Il essaya pourtant, il s’efforça de ressentir quelque chose : mais rien. La seule chose qu’il éprouvait était un étonnement devant le fait d’éprouver si peu de chose ; un sentiment plutôt fade et insatisfaisant face à quelque chose d’aussi important que son passé, mais c’était ainsi. Chaque enfant y avait eu sa propre chambre, tandis que Bao et Pan dormaient sur un futon déroulé dans le salon, le réchaud de la kitchenette à leurs pieds ; c’était un endroit pas plus grand qu’un plumier, vraiment, mais c’est là qu’ils avaient vécu, et pendant un moment ils avaient cru que ce serait toujours comme ça, le mari, la femme, le fils, la fille, dans leur petit nid de Fangzhang, et tous les jours pareils, toutes les semaines pareilles, en une ronde éternelle. Tel était le pouvoir de l’insouciance, le pouvoir que les gens avaient d’oublier l’inévitable travail du temps.
Il repartit vers la Porte d’Or, au sud, dans le brouhaha de la foule et le grincement des trams qui passaient sur la promenade surplombant l’océan. Quand il atteignit le parc qui dominait le détroit, il retourna à l’endroit où il s’était trouvé un peu plus tôt avec sa petite-fille, et il regarda à nouveau autour de lui. Tout resta pareil cette fois, tout conserva sa forme et son sens ; plus de fluctuations de couleurs, pas d’océan jaune. Cela avait été une étrange expérience, et il frissonnait en y repensant.
Il s’assit sur le muret dominant la mer et prit son livre dans la poche de son veston, un recueil de poésies traduites de l’ancien sanskrit. Il l’ouvrit au hasard, et lut ceci : « Les spécialistes du sanskrit considèrent ce poème du Sakuntala, de Kalidasa, comme le plus beau jamais écrit dans cette langue. »
Même en plein bonheur l’homme est parfois touché par quelque chose
Serait-ce une chanson ?
Il leva les yeux, regarda autour de lui. C’était un endroit bizarre, cette grande porte donnant sur la mer. Il pensa : Je devrais peut-être rester là. Peut-être que ce jour me dit quelque chose. Fantôme affamé ou non, peut-être que c’est mon chez-moi. Peut-être qu’on ne peut pas éviter de devenir un fantôme affamé, où que l’on vive ; alors ça pourrait aussi bien être chez moi.
Il rentra chez sa fille. Un message était arrivé sur son scripto, de quelqu’un qu’il avait connu à l’époque où il vivait à Beijing. Cette vieille relation, qui habitait un village agricole du collège de Fangzhang, une centaine de lis à l’intérieur des terres, dans la grande vallée centrale, avait appris qu’il était en visite dans la région et lui demandait s’il voulait venir donner un cours ou deux – d’histoire de la révolution chinoise peut-être : les relations étrangères, le travail de la ligue, ce qu’il voulait… Grâce notamment à son association avec Kung, les étudiants le considéreraient comme une pièce vivante de l’histoire du monde. « Un fossile vivant, tu veux dire ! » fit-il en reniflant. Comme ce poisson qu’on avait récemment retrouvé dans un filet, au large de Madagascar, et dont l’espèce avait quatre cent millions d’années. Le vieux poisson-dragon, le cœlacanthe. Il répondit qu’il acceptait l’invitation, puis il écrivit à Pyinkayaing pour demander une prolongation de congé.