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4. L’œuf rouge

Le collège se trouvait à l’ouest d’une ville appelée Putatoï. Celle-ci était située au bord de la Puta, un fleuve côtier torrentueux que suivait sur toute sa longueur un tunnel de chênes et d’arbrisseaux poussant sur une cicatrice alluviale qui balafrait la vallée. Laquelle était entièrement occupée par des rizières ; les fleuves descendant des montagnes avaient été détournés pour former un système élaboré d’irrigation, et le sol presque plan de la vallée avait été transformé en un système de larges terrasses inondées, s’étageant en escaliers, dont les marches faisaient à peine quelques pouces de hauteur. Les digues enserrant ces terrasses étaient lobées, afin de mieux résister à l’érosion, de telle sorte que le paysage ressemblait assez à ceux de l’Annam ou du Kampuchea, ou d’ailleurs du reste de l’Asie. Sauf qu’aux endroits où la terre n’était pas irriguée, elle était désespérément sèche. Des collines blondes comme les blés s’élevaient à l’ouest, formant la première des lignes côtières entre la vallée et la baie ; puis, à l’est, les hauts sommets des pics enneigés de la Montagne d’Or s’élevaient comme un lointain Himalaya.

Putatoï était nichée parmi les arbres, dans une grande étendue de vert et d’or. C’était un village de style japonais, avec des boutiques et des immeubles formant des îlots égrenés au fil de l’eau. De petits groupes de maisonnettes encerclaient le centre-ville sur la rive nord du fleuve. Après Pyinkayaing, cela paraissait petit, sans prétention endormi, vert, atone. Ce qui plaisait à Bao.

Les étudiants du collège venaient pour la plupart des fermes de la vallée, et étudiaient surtout pour devenir riziculteurs ou s’occuper des vergers. Les questions qu’ils posaient sur l’histoire de la Chine, pendant les cours de Bao, témoignaient d’une étonnante ignorance, mais elles avaient la fraîcheur et l’enthousiasme de la jeunesse. Ils ne se souciaient pas le moins du monde de savoir qui était Bao, ni de ce qu’il avait fait au cours de la Longue Guerre, il y avait si longtemps. Cela aussi plaisait à Bao.

Les étudiants plus âgés de son petit séminaire, spécialisés en histoire, étaient intrigués par sa présence parmi eux. Ils lui posèrent des questions sur Zhu Isao, bien sûr, mais aussi sur Kung Jianguo, et sur la révolution chinoise. Bao leur répondit comme s’il s’agissait d’une période de l’histoire qu’il avait particulièrement bien étudiée, et sur laquelle il aurait même écrit un livre ou deux. Il ne leur parlait jamais de ses propres souvenirs, et avait bien souvent le sentiment de ne pas en avoir à raconter. Ils le regardaient très attentivement quand il parlait.

— Ce qu’il faut que vous compreniez, leur dit-il, c’est que personne n’a gagné la Longue Guerre. Tout le monde a perdu, et personne ne s’en est encore remis.

» Rappelez-vous ce qu’on vous a appris : elle a duré soixante-sept ans, deux tiers de siècle, et l’on estime maintenant le nombre de morts à environ un milliard. Réfléchissez à ça : j’ai parlé à un biologiste, ici, qui travaille sur les questions de population, et qui s’est efforcé de calculer combien de personnes ont vécu depuis que l’histoire existe, du début de l’espèce humaine jusqu’à aujourd’hui.

Quelques étudiants rirent à cette idée.

— Vous n’en avez jamais entendu parler ? Il estime à quarante milliards environ le nombre d’êtres humains qui ont vécu depuis que notre espèce a vu le jour – même si, bien sûr, il n’y a pas de début précis, ce qui fait que tout cela n’est qu’un jeu de l’esprit. Mais cela veut dire que si quarante milliards d’êtres humains ont existé depuis les débuts de l’histoire, alors un sur quarante sont morts pendant la Longue Guerre. Cela fait un sacré pourcentage !

» Bon. Le monde entier a sombré dans le chaos, et nous vivons tous dans l’ombre de la guerre depuis si longtemps que nous ne savons même plus à quoi ressemble la vie en pleine lumière. La science continue de faire des progrès, dont beaucoup se retournent contre nous. Nous sommes si nombreux et il y a tellement d’usines mal foutues que nous empoisonnons la nature. Et si nous nous battons encore, on va tout foutre en l’air. Vous le savez probablement, la plupart des gouvernements le savent, la science est en mesure de fournir en très peu de temps des bombes extrêmement puissantes. Une bombe pour chaque ville, dit-on. Ce qui fait peser une menace sur la planète entière. Il suffirait qu’un seul pays essaie de posséder cette bombe pour que tous la veuillent à leur tour.

» Ce sont tous ces dangers qui ont inspiré la création de la Ligue de Tous les Peuples, dans l’espoir de créer un système susceptible de s’occuper des problèmes globaux. C’est venu dans la foulée des efforts de l’An Un, temps standard, et de tout le reste, pour former ce qui a été appelé depuis « la scientification » du monde, ou « la modernisation », ou « le programme hodenosaunee », entre autres appellations. Notre époque, en fait.

— Dans l’islam, ils n’apprécient pas du tout cela, fit remarquer l’un des étudiants.

— Oui, et cela a été un problème pour eux : comment réconcilier leurs croyances avec le mouvement de la science ? Mais nous avons vu les changements à Nsara s’étendre à travers presque toute la Franji, et une Franji unie implique qu’ils se sont tous entendus pour reconnaître qu’il existe plusieurs façons d’être un bon musulman. Quand votre islam est une forme de soufisme proche d’un bouddhisme qui ne dirait pas son nom, et que vous trouvez ça très bien, alors il vous est difficile de condamner les bouddhistes de la vallée voisine. Et c’est ce qui arrive dans bien des endroits. Tous les fils commencent à se nouer, voyez-vous. Bien obligés, si nous voulons survivre…

Quand il eut fini cette première série de cours, les professeurs d’histoire invitèrent Bao à rester, et à continuer. Après avoir bien réfléchi, Bao finit par accepter leur invitation. Le collège se consacrait essentiellement à l’étude de l’amélioration des rendements agricoles, tout en veillant à ce que l’homme vive de façon plus harmonieuse avec la nature. L’histoire pouvait y contribuer, et les professeurs d’histoire étaient plutôt sympathiques. Il se trouva qu’une célibataire de son âge, une assistante en linguistique, s’était montrée particulièrement amicale avec lui. Ils avaient mangé plusieurs fois ensemble, et avaient pris l’habitude de se retrouver pour déjeuner. Elle s’appelait Gao Qingnian.

Bao s’installa juste à côté de chez Gao dans une maisonnette qui venait justement de se libérer. C’était une maisonnette comme celles de Putatoï, de style japonais, aux cloisons minces et aux grandes baies vitrées, entourant une sorte de jardin communal. C’était un chouette petit quartier.

Le matin, Bao commençait par bêcher la terre et planter des légumes dans un des coins du jardin communal. Entre les maisonnettes, il voyait les grands chênes qui formaient une voûte au-dessus du fleuve, et, plus loin, les rizières vertes. Plus d’une centaine de lis au-delà, le sommet isolé du Miwok s’élançait à l’assaut du ciel, au sud du grand delta. Au nord-est un long escalier de rizières couvrait la vallée de vert. La côte s’étendait vers l’ouest, la Montagne d’Or à l’est. Il partait au collège sur une vieille bicyclette et faisait cours à ses élèves du séminaire sur de petites tables de pique-nique à côté du fleuve, sous les frondaisons de chênes gigantesques. De temps à autre, il louait un petit airboat et descendait le delta jusqu’à Fangzhang pour aller voir Anzi et sa famille. Bien que ses rapports avec Anzi fussent toujours aussi tendus et difficiles, ses visites répétées finirent par leur sembler normales et même, en un certain sens, constituer un rituel agréable. Elles ne semblaient se rattacher à rien dont ils se souvenaient, mais plutôt exister par elles-mêmes. Bien, disait Bao à Gao, je vais à Fangzhang me chamailler avec ma fille.