Amuse-toi bien, disait Gao.
La plupart du temps, il restait à Putatoï et faisait cours. Il aimait les jeunes et leur fraîcheur. Il aimait les gens qui vivaient dans le petit groupe de maisonnettes autour du jardin. La plupart des habitants travaillaient dans l’agriculture, soit dans les laboratoires d’agronomie et les champs expérimentaux du collège, soit à l’extérieur, dans les rizières et les vergers. C’est ce que les gens faisaient dans cette vallée. Les voisins lui donnaient tous des conseils sur la façon de cultiver son petit jardin, souvent des conseils contradictoires, ce qui n’était pas très rassurant compte tenu du fait qu’ils faisaient partie des experts mondiaux travaillant la question, et qu’il y avait peut-être plus de gens dans le monde qu’il n’y avait de quoi les nourrir. Mais ça aussi c’était une leçon, et même si ça l’ennuyait un peu, en même temps ça le faisait rire. Et il aimait ce travail, être assis dans la terre, arracher les mauvaises herbes et regarder pousser les légumes, en observant le Miwok de l’autre côté des rizières. Il gardait les enfants de certains des plus jeunes couples, commentait avec eux les événements en ville, et passait ses soirées sur les pelouses à jouer aux boules avec un groupe d’habitués.
Bientôt, la routine de cette vie s’imposa à lui comme s’il n’en avait jamais connu d’autre. Un matin, on lui demanda de garder une petite fille qui avait la varicelle. Alors qu’il la regardait mariner dans un bain d’avoine tiède, tapoter stoïquement l’eau avec son doigt et gémir occasionnellement comme un petit animal, il se sentit soudain emporté par une vague de bonheur : il était le vieux veuf du quartier, les gens faisaient appel à lui pour garder leurs enfants, et voilà !
Le vieux cœlacanthe !
Il y avait un homme comme ça à Beijing, qui vivait dans une anfractuosité du mur près de la Grande Porte Rouge, et qui réparait les chaussures en regardant les enfants dans la rue.
Le profond sentiment de solitude qui l’avait affligé depuis la mort de Pan commença à s’estomper. Même si les gens parmi lesquels il vivait n’étaient ni Kung, ni Pan, ni Zhu Isao, même si ce n’étaient pas les compagnons de son destin, juste des gens avec qui il s’était retrouvé par hasard, ils n’en étaient pas moins sa communauté. C’était peut-être comme ça que ça s’était toujours passé, le destin n’avait rien à voir là-dedans ; on se retrouvait simplement avec des gens autour de soi, et quoi qu’il puisse arriver dans l’histoire ou dans le vaste monde, pour l’individu c’était toujours une question de liens locaux – le village, le peloton, l’unité de travail, le monastère ou la madrasa, la zawiyya, la ferme, l’immeuble, le vaisseau ou le quartier –, ils formaient la véritable circonférence de son monde, une vingtaine de personnages, comme s’ils jouaient une pièce ensemble. Et à n’en pas douter, chaque distribution comportait les mêmes personnages, comme dans le théâtre nô, ou le théâtre de marionnettes. À présent, il incarnait le vieux veuf, celui qui gardait les enfants, le vieux poète, le vieux fonctionnaire, cassé, brisé, qui buvait du vin auprès du fleuve et chantait des chansons nostalgiques à la lune en gratouillant son jardin improductif avec une houlette. Ça le faisait sourire ; cela lui faisait plaisir. Il aimait bien avoir des voisins, et il aimait le rôle qu’il tenait parmi eux.
Le temps passa. Il continua à donner quelques cours en se débrouillant pour que ses classes aient lieu dehors, sous les chênes.
— L’histoire ! disait-il à ses élèves. Ce n’est pas une chose facile à appréhender. Il n’y a pas de façon simple de l’imaginer. La Terre tourne autour du Soleil, elle met trois cent soixante-cinq jours un quart à en faire le tour, tous les ans, année après année. Des milliers d’années ont passé comme ça. En attendant, une sorte de singe n’a pas arrêté de faire des choses, de croître et de se multiplier, s’emparant de la planète, en donnant sens à tout. Pour finir, une bonne partie de la matière et de la vie de la planète a été asservie, et puis cette espèce de singe s’est demandé quoi faire, en dehors du simple fait de survivre. Alors, ce singe s’est raconté des histoires sur la façon dont il en était arrivé là, ce qui s’était passé et ce que cela voulait dire.
Bao poussa un soupir. Ses étudiants le regardaient.
— Zhu voyait l’histoire comme une tragédie pour l’individu et une comédie pour la société. Au fil des longues pulsations de l’histoire, il pouvait y avoir réconciliation ; c’était la comédie. Mais chaque individu connaissait une fin tragique. Nous devons admettre que, quoi que nous puissions dire, pour l’individu, la mort est toujours une fin et une catastrophe.
Ses étudiants l’écoutaient, fascinés, parfaitement prêts à admettre tout cela, parce qu’ils avaient autour de vingt-cinq ans, alors qu’il en avait près de soixante-dix, et qu’ils avaient donc l’impression d’être immortels. Bao en avait conclu que c’était peut-être ce à quoi servaient les vieux dans l’évolution : ils fournissaient aux jeunes une sorte de bouclier psychique contre la réalité, les plongeant dans une sorte d’hypnose, de transe, qui leur permettait d’ignorer que l’âge et la mort les frapperaient à leur tour, et qu’ils pourraient être frappés par surprise. Une fonction très utile ! Qui avait en outre la vertu d’amuser les vieux, et d’ajouter un peu de sel à leur propre existence, pour leur rappeler de l’apprécier.
Le calme infondé de ses étudiants le faisait donc sourire.
— Bon, très bien, admettons qu’il y ait cette catastrophe et que les gens continuent de vivre. De vivre ! Ils tricotent les choses de leur mieux. Zhu Isao et mon vieux camarade Kung Jianguo avaient l’habitude de dire que chaque fois qu’une génération émergeait et se révoltait contre l’ordre établi pour essayer de rendre les choses un peu plus justes, elle était condamnée à échouer par certains côtés ; mais elle réussissait dans d’autres ; en tout cas, ça donnait du grain à moudre à la postérité, ne serait-ce que par la connaissance des difficultés traversées. Ce qui en faisait a posteriori une sorte de succès. Et permettait aux gens d’avancer…
Une jeune Aozhanienne venue là comme tant d’autres du bout du monde pour étudier l’agriculture avec les vieux du collège demanda :
— Mais puisque de toute façon nous nous réincarnons, pourquoi la mort est-elle donc si terrible ?
Bao prit une profonde inspiration. Comme la plupart de ceux qui avaient une éducation scientifique, il ne croyait pas à la réincarnation. C’était clair, ce n’était qu’une histoire, un vestige des vieilles religions. Et pourtant – comment expliquer ce sentiment de solitude cosmique, cette impression d’avoir perdu ses compagnons éternels ? Comment expliquer cette expérience à la Porte d’Or, lorsqu’il avait offert sa petite-fille aux quatre vents ?
Il y réfléchit tellement longtemps que ses étudiants commencèrent à échanger des regards. Et puis il répondit, avec circonspection :
— Bien, on va essayer quelque chose. Imaginez qu’il n’y ait pas de bardo. Pas de ciel, pas d’enfer ; rien après la mort. Pas de continuation de la conscience, ni même de l’âme. Imaginez que vous ne soyez qu’une expression de votre corps et que, quand il succombera finalement à un désordre et mourra, vous disparaîtrez pour de bon, complètement.
La fille et les autres le regardaient.
Il hocha la tête.
— Là, vraiment, il faut réenvisager ce que la réincarnation peut vouloir dire. Parce que nous en avons besoin. Nous en avons tous besoin. Et il pourrait y avoir un moyen de la reconceptualiser, de telle sorte qu’elle ait un sens, même si vous admettez que la mort du « soi » est réelle.