La fois suivante, quand Kyu lui rendit visite aux écuries, Bold avait presque peur de lui parler.
Quoi qu’il en soit, il dit :
— C’est toi qui as mis le feu ?
Il avait murmuré sa question en arabe, même s’ils étaient seuls, à l’écart des écuries, et qu’ils ne risquaient pas d’être entendus.
Kyu se contenta de le fixer. Son regard disait oui, mais il ne répondit pas.
Pour finir, il lâcha :
— C’était une nuit terriblement excitante, n’est-ce pas ? J’ai sauvé l’une des armoires du Pavillon des Écritures, ainsi que plusieurs concubines. Les Robes Rouges se sont montrées des plus reconnaissantes pour leurs documents.
Il continua, parlant de la beauté du feu, de la peur panique des concubines, de la colère, et plus tard, de la peur de l’empereur, qui avait vu dans l’incendie le signe que les cieux désapprouvaient ses actions. C’était de très mauvais augure. Mais Bold avait du mal à suivre tout ce que le gamin disait, son esprit étant notamment habité par des images d’hommes condamnés à mourir de mort lente. Brûler un marchand à Hangzhou était une chose, mais l’empereur de Chine ! Le Trône du Dragon ! Il aperçut de nouveau, brièvement, cette chose que le gamin avait en lui, le nafs aux grandes ailes noires, tapi en son sein, et sentit grandir jusqu’à devenir infranchissable la distance qui les séparait.
— Calme-toi ! dit-il sèchement en arabe. Tu es complètement fou. Tu vas réussir à te faire tuer, et moi aussi.
Kyu eut un vilain sourire.
— J’aurais une vie meilleure, non ? Ce n’est pas ça que tu m’as appris ? Pourquoi devrais-je redouter la mort ?
Bold ne sut quoi répondre.
Après cela, ils se virent de moins en moins. Les jours passèrent, et avec eux les fêtes, les saisons. Kyu grandissait. Lorsque Bold le revit, c’était un jeune eunuque noir, grand et fin, magnifique et parfumé, qui se déhanchait en lançant des coups d’œil aguicheurs, et, une fois seulement, ce regard carnassier, alors qu’il observait des gens autour de lui. Pomponné, maquillé, couvert de bijoux, vêtu des robes de soie les plus chères, c’était à présent l’un des favoris de l’impératrice et du Premier Héritier, qui détestaient pourtant les eunuques, et en particulier ceux du harem. Kyu était leur mascotte, et peut-être même un espion de l’empereur. Bold avait aussi peur pour lui qu’il avait peur de lui. Le garçon semait la zizanie entre les concubines du harem du Premier Héritier et celles de l’empereur, disait-on jusque dans les écuries, où pourtant jamais personne n’aurait dû entendre parler de ces choses-là. La façon dont il se mouvait dans ce marécage était tout sauf subtile, il était en train de se faire de nombreux ennemis. Des coteries conspiraient contre lui pour le faire tomber. Il devait le savoir, et il devait le faire exprès. Mais il leur riait au nez, de façon à se faire détester plus encore. Et tout cela semblait le ravir. Mais la vengeance impériale portait loin. Si quelqu’un tombait, tous ceux qu’il avait connus tombaient avec lui.
Aussi, quand la nouvelle se répandit que deux des concubines de l’empereur s’étaient pendues, et lorsque l’empereur furieux demanda des comptes, et qu’on commença à prendre la mesure de la corruption et du complot qui se tramait autour de lui, la peur se répandit dans la cour comme la peste elle-même. Les mensonges impliquant de plus en plus de gens, près de trois mille concubines et eunuques se trouvèrent bientôt mis en cause dans cette affaire. Bold s’attendait à chaque instant à apprendre la nouvelle de la torture puis de la mise à mort lente de son jeune ami, à l’apprendre peut-être de la bouche même des gardes qui viendraient l’arrêter, lui.
Mais cela n’arriva pas. Kyu vivait comme s’il avait été protégé par un puissant sortilège jeté par un sorcier. C’était si évident que tous auraient dû le voir. L’empereur exécuta personnellement quarante de ses concubines, maniant l’épée avec vigueur, les coupant en deux ou les décapitant d’un seul coup, ou bien les frappant, encore et encore, jusqu’à ce que les marches de la nouvelle salle de l’Harmonie Suprême soient rouges de leur sang. Et Kyu se tint juste à côté, sans être menacé. En le voyant, tandis qu’elle se tenait nue devant tous, une concubine poussa même un cri inarticulé, puis elle maudit l’empereur en le regardant dans les yeux :
— C’est de ta faute, tu es trop vieux, ton yang est parti, les eunuques le font mieux que toi !
Et puis, schlac, sa tête alla rouler dans les mares de sang comme celle d’un mouton sacrificiel. Toute cette beauté gâchée ! Et pourtant, nul ne toucha Kyu. L’empereur n’osa même pas le regarder, et le jeune Noir observa tout cela, une étincelle dans les yeux, savourant le carnage, et le fait que les fonctionnaires le détestaient pour ça. La cour ressemblait à un abattoir, ils se nourrissaient désormais les uns des autres, et pourtant, aucun n’avait le courage de s’en prendre au sauvage eunuque noir.
La dernière fois que Bold le vit, ce fut peu avant d’accompagner l’empereur dans une expédition militaire à l’ouest, pour détruire les Tartares menés par Arughtai. Mais la cause était désespérée. Les Tartares étaient bien trop rapides, l’empereur bien trop malade. Rien de bon ne pouvait en sortir. Ils reviendraient avec l’hiver, dans quelques mois. C’est pourquoi Bold fut surpris que Kyu vienne lui dire au revoir dans les écuries.
Il avait l’impression de parler à un étranger, maintenant. Mais le jeune homme agrippa Bold par le bras, avec sérieux et affection, comme un prince s’adressant à un vieux serviteur.
— N’as-tu jamais eu envie de rentrer chez toi ? lui demanda-t-il.
— Chez moi ? demanda Bold.
— N’as-tu de famille nulle part ?
— Je ne sais pas. Cela fait si longtemps. Je suis sûr qu’ils me croient mort. Ils pourraient être… n’importe où…
— Oui, mais quelque part quand même. Tu pourrais les trouver.
— Sans doute.
Bold regarda Kyu, intrigué.
— Pourquoi me demandes-tu cela ?
Kyu ne répondit pas tout de suite. Il serrait toujours étroitement le bras de Bold. Pour finir, il dit :
— Connais-tu l’histoire de l’eunuque Chao Kao, qui fit tomber la dynastie Chin ?
— Non. Tu ne penses quand même plus à cela, j’espère ?
Kyu sourit.
— Non.
Il sortit de sous sa manche une petite gravure. Elle représentait la moitié d’un tigre, taillé dans du bois de fer, ses rayures finement gravées en creux. La faille qui courait en son milieu était à mortaises ; il s’agissait de la moitié d’un sceau, comme ceux qu’utilisaient les officiels afin d’authentifier leurs correspondances avec la capitale, quand ils se trouvaient en province.
— Prends ça avec toi quand tu t’en iras. Je garderai l’autre moitié. Cela t’aidera. Nous nous retrouverons.
Bold le prit, effrayé. C’était pour lui comme le nafs de Kyu, même si celui-ci ne pouvait être donné.
— Nous nous retrouverons. Au moins dans nos vies à venir, comme tu me le disais toujours. Tes prières pour les morts leur donnent des instructions à suivre pour se guider dans le bardo, c’est ça ?
— C’est ça.
— Je dois y aller.
Kyu l’embrassa sur la joue et disparut dans la nuit.
Comme prévu, l’expédition visant à conquérir les Tartares fut un lamentable échec, et par un soir d’orage l’empereur Yongle mourut. Bold ne se coucha pas de toute la nuit, maniant les soufflets pour attiser le feu où les officiers jetteraient tous leurs gobelets en fer-blanc, afin de fondre le cercueil dans lequel l’empereur reviendrait à Beijing. Il plut tout le long du chemin du retour. Le ciel pleurait. Ce n’est qu’une fois rentrés à Beijing que les officiers révélèrent la nouvelle.