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— Comment cela ? demanda la jeune femme.

— Eh bien, d’abord, évidemment, il y a les enfants. Nous nous réincarnons littéralement dans de nouveaux êtres, bien qu’ils soient un mélange de deux êtres préalables, deux êtres qui continueront de vivre dans les doubles échelles entrelacées qui se détachent et se recombinent, avant d’être retransmises aux générations suivantes.

— Mais ce n’est pas notre conscience.

— Non. Mais la conscience se réincarne d’une autre façon, quand les gens de l’avenir se souviennent de nous, utilisent notre langage et modèlent inconsciemment leur vie sur la nôtre, vivant une recombinaison de nos valeurs et de nos habitudes. Nous continuons de vivre dans la façon dont les gens de l’avenir pensent et parlent. Même si les choses changent tellement que seules les habitudes biologiques demeurent, elles sont réelles à cause de tout cela – peut-être plus réelles que la conscience, plus enracinées dans la réalité. Rappelez-vous, le mot réincarnation veut dire « retour à un nouveau corps ».

— Certains de nos atomes peuvent le faire au sens propre du terme, avança un jeune homme.

— En vérité, dans l’infinitude de l’éternité, les atomes qui faisaient partie de nos corps pendant un moment se déplaceront et seront incarnés dans d’autres vies sur cette Terre, et peut-être sur d’autres planètes, dans d’autres galaxies. Nous nous réincarnons donc de façon diffuse d’un bout à l’autre de l’univers.

— Mais ce n’est pas notre conscience, répéta obstinément la jeune femme.

— Pas la conscience, pas le soi, pas l’ego, l’enchaînement de pensées, le fleuve de la conscience, qu’aucun texte, qu’aucune image n’a jamais réussi à rendre – jamais.

— Mais je ne veux pas que ça finisse, dit-elle.

— Non. Et pourtant, cela finit. C’est la réalité dans laquelle nous sommes nés. Notre désir n’y changera rien.

— Le Bouddha dit que nous devrions renoncer à nos désirs, reprit le jeune homme.

— Mais ça aussi c’est un désir ! s’exclama la jeune femme.

— Alors, nous n’y renonçons jamais vraiment, acquiesça Bao. Ce que suggérait le Bouddha est impossible. Le désir, c’est la vie qui s’efforce de continuer à être la vie. Toutes les choses vivantes ont des désirs, les bactéries ont des désirs, la vie, c’est vouloir.

Les jeunes étudiants réfléchirent à cela. Il y a un âge, se disait Bao, en faisant appel à ses souvenirs, il y a une période de la vie où on est jeune, où tout semble possible, et où on veut tout ; on est simplement bouillonnant de désirs. On fait l’amour toute la nuit parce qu’on bouillonne de désir.

— Une autre façon de récupérer le concept de réincarnation, dit-il, est tout simplement de voir l’espèce comme un organisme. L’organisme survit et a une conscience collective propre – c’est l’histoire, ou le langage, ou la double échelle qui structure notre cerveau –, et peu importe en réalité ce qui arrive à l’une ou l’autre des cellules de cet organisme. En fait, leur mort est nécessaire pour que l’organisme reste en bonne santé et continue à vivre. Il s’agit de faire de la place pour de nouvelles cellules. En voyant les choses de cette façon, ça peut accroître le sentiment de solidarité et de devoir envers autrui. Cela permet de voir plus clairement que si une partie du corps souffre et qu’au même moment la partie qui commande à la bouche et au rire rit et proclame que tout va bien, qu’elle danse la tarentelle, comme ces anciens chrétiens quand ils perdaient leurs chairs par lambeaux, alors c’est qu’il est évident que cette espèce-créature ou cette créature-espèce est folle et ne peut faire face à sa propre maladie-de-mort. Cette vision des choses devrait permettre à un plus grand nombre de gens de comprendre que l’organisme doit essayer de se maintenir en bonne santé d’un bout à l’autre de son corps.

La jeune femme secouait la tête.

— Mais ce n’est pas la réincarnation non plus. Ce n’est pas ce que ça veut dire.

Bao haussa les épaules, laissant tomber.

— Je sais, je sais ce que vous voulez dire. Enfin, je crois. On dirait qu’il devrait y avoir quelque chose de nous qui dure. Et j’ai moi-même éprouvé plusieurs fois ce genre de sensation. Un jour, alors que j’étais à la Porte d’Or… (Il secoua la tête.) Mais il n’y a pas moyen de savoir. La réincarnation est une histoire que nous racontons, et à la fin, c’est l’histoire elle-même qui est la réincarnation.

Le temps passant, Bao en vint à comprendre qu’enseigner aussi était une forme de réincarnation, en ce sens que les années filaient, que les étudiants allaient et repartaient, de nouveaux jeunes, tout le temps, toujours du même âge, suivant le même cours ; les cours sous les chênes, réincarnés. Il en vint à apprécier cet aspect de la chose. Il commençait toujours son premier cours en disant :

« Regardez, nous revoilà… »

Ils ne savaient jamais ce qu’il fallait comprendre. La même réaction, chaque fois.

Il apprit, entre autres choses, qu’enseigner était la façon la plus rigoureuse d’apprendre. Il apprit à apprendre plus de ses étudiants qu’ils n’apprenaient de lui. Comme tant d’autres choses, c’était le contraire de ce que ça paraissait être, et les collèges existaient pour rassembler des groupes de jeunes gens, pour enseigner à quelques-uns de leurs aînés choisis les choses qu’ils savaient sur la vie, que les vieux professeurs auraient risqué d’oublier. Bao aimait donc ses étudiants, et les étudiait assidûment. Il avait l’impression que la plupart d’entre eux croyaient en la réincarnation ; c’était ce qu’on leur avait appris chez eux, même quand ils n’avaient pas reçu d’éducation religieuse à proprement parler. Ça faisait partie de leur culture, une idée récurrente. Alors ils soulevaient ce problème, et il en parlait avec eux, dans une conversation maintes fois réincarnée. Avec le temps, les étudiants ajoutaient à sa liste personnelle de nombreux exemples prouvant que la réincarnation était quelque chose de réel : on pouvait vraiment revenir dans une autre vie, les différentes périodes de la vie étaient des réincarnations karmiques, tous les matins on s’éveillait à une nouvelle conscience, et donc on se réincarnait dans une nouvelle vie.

Tout cela plaisait à Bao. Dans sa dernière vie, il avait essayé au quotidien de considérer son jardin du matin comme s’il le voyait pour la première fois, s’émerveillant de son étrangeté et de sa beauté. Pendant ses cours, il s’efforçait de parler d’une façon nouvelle de l’histoire, réenvisageant les choses sous un angle différent, ne se permettant pas de répéter ce qu’il avait dit auparavant ; c’était difficile, mais intéressant. Un jour, dans une de ses classes normales (c’était l’hiver et il pleuvait), il dit :

— Le plus difficile à saisir, c’est la vie quotidienne. Je pense que c’est ce qui fait le plus rarement l’objet de notations, et c’est ce dont on se souvient le moins – ce qu’on faisait les jours où l’on faisait des choses ordinaires, l’impression que cela faisait, les petites successions de moments, jusqu’à ce que les années aient fini de passer. Une question de répétition, ou de quasi-répétition. Rien, en d’autres termes, qui puisse être facilement systématisé, ce n’est ni le dharma, ni le chaos, ni même la tragédie ou la comédie. Rien que… le quotidien.

Un jeune homme au regard intense, avec de gros sourcils noirs, lança, comme pour le contredire :

— Mais tout n’arrive qu’une seule fois !

De cela aussi il devait se souvenir. Aucun doute, c’était vrai. Tout n’arrivait qu’une seule fois !