Et c’est ainsi qu’un jour particulier arriva : le premier jour du printemps, le jour un de l’an 87, un jour de fête, le premier matin de cette vie, la première année de ce monde. Bao se leva tôt avec Gao et alla avec quelques autres cacher des œufs peints et des bonbons dans l’herbe de la pelouse, de la prairie et des berges du fleuve. C’était un rite des habitants de leur petit cercle de maisonnettes. Chaque premier de l’an, les adultes allaient cacher des œufs qu’ils avaient peints la veille et des bonbons enveloppés dans des papiers métallisés aux couleurs chatoyantes, et, l’heure venue, le lendemain matin, tous les enfants du voisinage étaient lâchés dans la nature. Un panier à la main, les plus vieux courant devant les autres, bondissant de trouvaille en trouvaille, les entassant dans leur panier, les plus petits trébuchant rêveusement d’une grande découverte à la suivante. Bao avait appris à aimer ce matin-là, surtout le dernier tronçon de marche en aval du fleuve, vers le point de rendez-vous, après que tous les œufs et les bonbons ont été cachés : il baguenaudait dans les hautes herbes, humides. Il lui arrivait d’enlever ses lunettes. Alors, les vraies fleurs se confondaient avec les couleurs artificielles des œufs et des papiers de bonbons, piquetant le vert omniprésent, éclatant. Et la prairie et la rive du fleuve se transformaient en un tableau, ou un rêve : de l’herbe et des berges hallucinées, plus colorées et plus étranges que la nature ne l’avait jamais été.
Il refaisait donc cette promenade, comme il la faisait depuis tellement d’années maintenant, un bol de ciel d’un bleu parfait au-dessus de la tête, tel un autre œuf géant. L’air était frais, la rosée courbait les herbes. Il avait les pieds trempés. Les papiers brillaient à la périphérie de sa vision, d’un éclat plus vif que les années précédentes, se dit-il : bleu cyan, fuchsia, jaune citron, cuivre. Le niveau de l’eau de la Puta était particulièrement haut et bondissait par-dessus les déversoirs à saumons. Une biche et un faon se tenaient sur une hauteur, statues d’eux-mêmes, et le regardaient passer.
Il arriva au lieu de rendez-vous et s’assit tandis que les enfants couraient dans tous les sens à la recherche des œufs, en poussant des cris et des hurlements. Il se dit : Si tu vois que tous les enfants sont heureux, alors peut-être que ça ira, après tout.
De toute façon, il y a cette heure de plaisir. Les adultes se tenaient dans les parages, en buvant du thé vert et du café, en mangeant des gâteaux et des œufs durs, se saluant, s’embrassant.
« Bonne année ! Bonne année ! »
Bao s’assit dans une chaise longue et les regarda.
L’un des enfants qu’il gardait parfois, une petite fille de trois ans, s’approcha sans faire attention, distraite par le contenu de son panier.
— Tiens ! dit-elle en le voyant. N’œuf !
Elle prit un œuf rouge dans son panier et le lui fourra sous le nez. Il recula la tête, par prudence ; comme beaucoup des enfants du voisinage, celle-ci était venue au monde sous l’avatar d’une parfaite excitée, et il n’aurait pas été étonné qu’elle lui flanquât un coup sur le front avec l’œuf, juste pour voir ce qui allait arriver.
Mais, ce matin-là, elle était calme ; elle se contenta de tenir l’œuf entre eux deux pour qu’ils l’inspectent ensemble, l’un et l’autre absorbés dans sa contemplation. L’œuf était resté longtemps dans une solution de vinaigre et de teinture, et il était d’un rouge aussi vif que le ciel était bleu. Cercle de rouge dans un cercle de bleu, rouge et bleu, côte à côte…
— Très joli ! dit Bao en reculant la tête pour mieux le voir. Un œuf rouge, c’est signe de bonheur.
— N’œuf !
— Oui, oui. N’œuf rouge !
— Tiens, dit-elle en le lui fourrant dans la main.
— Hum ! Merci !
Elle s’éloigna. Bao regarda l’œuf. Il était vraiment très rouge – Bao ne se souvenait pas que la teinture l’était autant –, tacheté comme toutes les coquilles d’œuf quand on les teignait, mais d’un rouge très profond.
Le petit déjeuner champêtre touchait à sa fin, les enfants, assis un peu partout, mastiquant consciencieusement leurs trouvailles, les adultes ramassant les assiettes en carton. Tout était en paix. Bao regretta l’espace d’une seconde que Kung n’ait pas vécu pour voir cette scène. Il avait combattu pour quelque chose qui ressemblait à ce petit moment de paix, s’était battu, si plein de colère et de gaieté. Il aurait semblé juste qu’il vive pour voir ça. Enfin… juste, non. Non, il y aurait un autre Kung dans le village, un autre jour, peut-être cette petite fille, soudain tellement intense et grave. Ils se répétaient tous, à n’en point douter, encore et encore, la distribution tout entière : dans chaque groupe se trouvaient un Ka et un Ba, comme dans l’anthologie de Vieille Encre Rouge, Ka se plaignant toujours de son croassement de corbeau, de son feulement de félin, et de son cri de coyote, croa, croa, ce cri du ventre ; et puis Ba, toujours Ba, le baaanal bhaaa du buffle d’eau, le bruit du soc de la charrue fendant la terre, le bêlement de l’espoir et de la peur, l’os à l’intérieur. Celui à qui manquait tellement Ka, qui ressentait si douloureusement sa perte, mais par intermittence, quand la vie n’était pas assez forte ; celui aussi qui devait faire tout ce qu’il était possible de faire pour faire aller les choses en son absence. Allez, vivons ! Le monde était changé par les Kung, mais c’étaient les Bao qui l’empêchaient de se déliter, en bêlant tout du long. Et tous jouaient leur rôle, ensemble, accomplissant leur mission dans un dharma qu’ils n’arrivaient jamais tout à fait à comprendre.
Pour le moment, sa mission était d’enseigner. Troisième cours de cette année, le moment où il commençait à entrer dans le vif du sujet. Il était impatient de s’y mettre.
Il emporta l’œuf rouge avec lui dans sa maisonnette et le posa sur son bureau. Il mit ses papiers dans son havresac, dit au revoir à Gao, enfourcha son vieux vélo et prit la route pour le collège. Le sentier à bicyclette suivait la Puta, et les jeunes feuilles toutes neuves des arbres ombrageaient la route, de telle sorte qu’il y avait encore de la rosée sur le goudron. Les fleurs dans l’herbe lui rappelaient les œufs colorés et les bonbons. Les couleurs étaient comme saturées, le ciel particulièrement clair et d’une couleur intense pour la vallée, d’un bleu presque cobalt. L’eau opaque dans le fleuve était d’un vert de jade. Des chênes aussi gros que des villages surplombaient ses rives.
Il gara sa bicyclette et, avisant une bande de singes des neiges dans un arbre juste au-dessus de sa tête, la cadenassa à un piquet. Les singes adoraient faire rouler les bicyclettes sur la rive du fleuve et les pousser dans l’eau. Deux ou trois d’entre eux s’emparaient de la bicyclette, lui imprimaient un élan, et en avant ! Cela était arrivé à Bao plus d’une fois, jusqu’à ce qu’il achète une chaîne et un cadenas.
Il marcha le long du fleuve, vers la table de pique-nique où il disait toujours à ses classes de printemps de le retrouver. Jamais l’herbe ni les feuilles n’avaient été si vertes auparavant, d’un vert si profond qu’il en était soûlé. Il repensa à la petite fille et à son œuf, à la paix de la petite fête, chacun faisant ce qu’on faisait toujours en ce premier jour. Sa classe serait la même que d’habitude. Pour changer ! Ils étaient là, réunis sous le chêne géant, autour de la table ronde, et il s’apprêtait à s’asseoir et à leur dire tout ce qu’il pourrait de son expérience, essayant de la leur transmettre, partageant avec eux autant de bribes que possible de son savoir. Il leur dirait :
« Venez, asseyez-vous, j’ai des histoires à vous raconter, sur la façon dont les gens vont de l’avant. »
Mais il était là aussi pour apprendre. Et cette fois, sous les feuilles de jade et d’émeraude, il repéra une jeune femme d’une beauté frappante, une nouvelle élève, une étudiante de Travancore qu’il n’avait encore jamais vue, à la peau sombre, aux cheveux noirs, aux sourcils épais, aux yeux ardents, qui lui jeta un bref regard par-dessus la table.
Un regard acéré, plein d’un profond scepticisme ; et rien que par ce seul regard, il comprit qu’elle ne croyait pas aux professeurs, qu’elle ne leur faisait pas confiance, qu’elle n’était pas disposée à croire une seule des choses qu’il lui dirait. Il aurait beaucoup à apprendre d’elle.
Il s’assit avec un sourire et attendit qu’ils fassent silence.
— Je vois que nous avons une nouvelle élève, dit-il avec un hochement de tête poli en direction de la jeune femme.
Les autres étudiants la considérèrent avec curiosité.
— Si vous vous présentiez ?
— Bonjour, dit la jeune femme. Je m’appelle Kali.